États-Unis Relations internationales

Haro sur les immigrants : la pandémie a accéléré la politique d’endiguement migratoire du président Trump

Par Isabelle Vagnoux, professeure à Aix Marseille Université (LERMA) et co-rédactrice en chef d’IdeAs, la revue de l’Institut des Amériques.

Pour la première fois de l’histoire américaine, pour la Maison Blanche, les Etats-Unis ne doivent plus être une « nation d’immigrés », selon la formule de John F. Kennedy. Longue, très longue, est en effet la liste des mesures adoptées à ce sujet par l’exécutif sous la houlette du conseiller conservateur Stephen Miller, dès le début du mandat présidentiel de Donald Trump. Dans la stricte continuité idéologique de sa campagne électorale, elles visaient à limiter l’immigration, légale ou non autorisée par tous les moyens : renforcement des contrôles dans l’ensemble du pays, annonce de la construction (ou plutôt de la poursuite) d’un mur à la frontière avec le Mexique, réduction des admissions de réfugiés, interdiction de l’entrée sur le territoire des ressortissants de sept pays à dominante musulmane, volonté de mettre fin au programme Deferred Action for Childhood Arrivals ou DACA[1],) et à la suspension d’expulsion de ressortissants originaires de pays en difficulté (Temporary Protected Status,TPS) ; accord conclu en janvier 2019 avec le Mexique pour que les migrants et demandeurs d’asile attendent du côté mexicain de la frontière leur audience auprès des autorités américaines (Migrant Protection Protocols, ou Remain in Mexico) ;  accords signés à l’été 2019 pour que les Etats du Triangle Nord de l’Amérique centrale (Guatemala, El Salvador, Honduras) deviennent, non sans ironie, des « pays d’asile sûrs » accueillant les demandeurs d’asile à destination des Etats-Unis ayant  traversé leur territoire… Enfin, à l’automne dernier, l’administration a « proposé » d’augmenter de plus de 50% les frais pour une demande de naturalisation ou de renouvellement au titre du DACA, et d’imposer pour la première fois des frais pour les demandes d’asile. Certes, à ce jour, tout n’a pas encore été concrétisé ou confirmé par les instances compétentes ou par les cours d’appel, mais cette volonté de repousser les étrangers jugés non désirables est tenace. Elle a resurgi avec une intensité accrue en cette période de crise sanitaire historique qu’accompagne une sévère crise socio-économique.  

Beaucoup des mesures prises par l’administration Trump depuis la propagation de la pandémie sur le sol américain en mars 2020 ne diffèrent guère de celles décidées par d’autres gouvernements : interdiction d’entrée sur le territoire américain pour les ressortissants étrangers venant de pays fortement affectés par le virus (Chine, Iran, Europe)  dans un premier temps, puis suspension de la plupart des vols ; Américains sommés de rentrer aux Etats-Unis ; fermeture historique des frontières avec le Canada et le Mexique pour les passages « non essentiels ».  Cette fermeture, décidée collégialement  le 20 mars 2020 par les trois pays, a priori jusqu’au 22 juin, maintient une certaine souplesse, tout comme l’UE au sein de l’espace Schengen : le transport de marchandises, nécessaire à l’économie et à la survie des populations, les déplacements pour raisons professionnelles (travailleurs frontaliers) ou scolaires demeurent autorisés. Tourisme, loisirs et… migration sont en revanche interdits, afin de « décourager une migration mondiale massive qui tarirait les ressources de santé dont notre peuple a besoin » (Donald Trump, 20 mars 2020).  Et sa campagne de réélection d’ajouter, deux jours plus tard : « Le président Trump fait de votre sécurité sa priorité n°1. C’est la raison pour laquelle nous fermons les FRONTIERES aux immigrés illégaux ».

Pour le plus grand bonheur de ses partisans, le président Trump décide en mars la fermeture de la frontière sud des Etats-Unis.

Pour la première fois depuis son adoption, les autorités américaines brandissent une loi de juillet 1944  les autorisant à « suspendre  le droit d’introduire [des migrants] dans l’intérêt de la santé publique ». C’est le  « Title 42 » : Whenever the Surgeon General determines that by reason of the existence of any communicable disease in a foreign country there is serious danger of the introduction of such disease into the United States, and that this danger is so increased by the introduction of persons or property from such country that a suspension of the right to introduce such persons and property is required in the interest of the public health, the Surgeon General, in accordance with regulations approved by the President, shall have the power to prohibit, in whole or in part, the introduction of persons and property from such countries or places as he shall designate in order to avert such danger, and for such period of time as he may deem necessary for such purpose. July 1, 1944, ch. 373, title III, §362, 58 Stat. 704 

Pourtant, en termes de décès dus au COVID, l’Amérique centrale et le Mexique, d’où sont originaires la majorité des migrants, ne paraissent, du moins d’après les chiffres officiels, pas plus dangereux que les Etats-Unis, ceux-ci affichant un taux par million d’habitants trois fois supérieur à celui du Mexique et entre 15 et 30 fois supérieur à celui du Honduras, du Guatemala ou du Salvador. Il faut donc sans doute lire cette décision plus à la lueur de la volonté de continuer à saper les fondements de l’immigration vers les États-Unis qu’à celle de la situation sanitaire.

Calculs et graphique élaborés par l’auteur à partir des données de l’Organisation mondiale de la santé, au 16 juin 2020, https://covid19.who.int/explorer

Pourtant la menace d’une vague migratoire qui pourrait submerger le pays à l’occasion de la pandémie paraît peu probable, en raison du ralentissement naturel de la migration lié à la pandémie d’une part, et d’un affaiblissement global des entrées sur le sol américain après les coups de butoir répétés de l’administration Trump depuis 2017, d’autre part. Le nombre actuel d’appréhensions d’adultes isolés, de familles ou de mineurs non accompagnés à la frontière mexicaine est ainsi parmi le plus bas de ces cinq dernières années, en net recul par rapport à l’année fiscale 2019 (d’octobre à septembre).

Nombre de migrants appréhendés à la frontière sud 2015-2020 (source CBP)

La situation sanitaire dans les centres de détention de migrants est telle, aux Etats-Unis, (2000 migrants ont été testés positifs, soit 8,5% de la population détenue, mais 40% des personnes testées) que, désormais, les migrants appréhendés à la frontière, y compris les mineurs non accompagnés, ne sont plus détenus et soumis à un entretien, conformément à la loi, mais immédiatement refoulés vers le Mexique (ou rapatriés en Amérique centrale), sans que la Border Patrol leur demande s’ils courent un risque grave en cas de retour chez eux. Depuis peu, les expulsions se font quasiment toutes au nom du risque sanitaire « Title 42 », et ont triplé entre mars et mai 2020, alors que les pays d’origine de la plupart de ces migrants disposent de très faibles structures sanitaires et présentent de sérieux risques sécuritaires.  

Pays le plus concerné par les expulsions (les services américains d’immigration et des douanes, ICE, détiendraient encore quelque 5 457 Guatémaltèques, dont 2 577 attendent leur expulsion), le Guatemala a même suspendu par trois fois  les vols rapatriant ses ressortissants en raison du risque sanitaire qu’ils représentent pour lui qui se trouve comparativement moins affecté par le virus que les Etats-Unis. La dernière suspension a duré un mois. L’exécutif américain a bien tenté de menacer de rejeter les demandes de visa des ressortissants des pays refusant ou bien retardant « de manière déraisonnable » le rapatriement des expulsés, mais les autorités guatémaltèques ont obtenu de Washington que les vols soient limités à cinquante personnes,  et que les Etats-Unis délivrent pour chaque passager un certificat médical attestant d’un test négatif au COVID dans les trois jours précédant le voyage. Tous les passagers seront testés à nouveau à leur arrivée au Guatémala.

Particulièrement problématique d’un point de vue humanitaire, la décision de suspendre les procédures d’asile aux frontières terrestres du pays s’avère en contradiction avec les recommandations de l’ONU et le Refugee Act de 1980 (of 1980 PL96-212, 17 mars 1980) qui rappelle que « de tout temps, la politique des Etats-Unis a été de répondre aux besoins urgents de personnes  persécutées dans leur pays d’origine ». Pour le seul mois de mai 2020, quelque 43 000 migrants n’ont pu demander l’asile aux Etats-Unis. En raison de la Covid-19, les audiences sont remises à des dates ultérieures et les demandeurs doivent attendre leur rendez-vous du côté mexicain de la frontière, conformément aux Migrant Protection Protocols, plus communément connus sous le nom de Remain in Mexico. Ils s’y trouvent dans des conditions sanitaires précaires qui constituent un sérieux risque de propagation de la pandémie.

A la mi-juin, dans un document de 160 pages, le Département de la Sécurité nationale a rassemblé nombre de propositions déjà formulées dans le passé, mais jamais adoptées, visant à restreindre drastiquement l’octroi du statut de réfugié.  Au terme des dispositions envisagées, les preuves devant être fournies pour démontrer le risque de persécution seraient renforcées ; les juges pourraient refuser aux demandeurs une audience leur permettant d’expliquer leur cas ; enfin, les demandes d’asile seraient rejetées si les demandeurs n’ont pas tenté de solliciter le statut de réfugié dans un des pays de transit. Si ces mesures étaient adoptées, elles lamineraient ce qui, historiquement, constitue un pilier de la politique migratoire américaine.

La Maison Blanche cible également les migrants en attente d’une carte de séjour (carte verte). Le 21 avril, Donald Trump a ainsi annoncé sur Twitter qu’il était sur le point de signer une mesure suspendant temporairement l’immigration légale, et notamment l’attribution des cartes vertes, « en raison de l’attaque de  l’Ennemi invisible  et de la nécessité  de protéger les emplois de nos Formidables Citoyens Américains ».

Ce serait une première dans l’histoire des Etats-Unis, qui n’ont cessé d’accueillir des immigrés, même dans les moments les plus difficiles comme au plus fort de la grippe espagnole de 1918 (110 000) ou bien pendant la Deuxième Guerre mondiale (170 000) sans compter les dizaines de milliers de travailleurs mexicains sous l’égide du programme Bracero. De fait, la fermeture au public des services consulaires américains partout dans le monde en raison de la pandémie constituait déjà un frein considérable aux demandes de visas et de cartes de séjour.

Le contenu de l’ordonnance finalement adoptée apparaît plus mesuré que l’annonce, ce qui a profondément déplu aux soutiens présidentiels les plus hostiles à l’immigration. Les demandeurs de cartes vertes déjà présents sur le territoire américain, de même que ceux rejoignant un conjoint ou bien, dans le cas de mineurs, des parents de nationalité américaine, ne sont pas concernés, mais les migrants économiques sont tout particulièrement ciblés (une exception est toutefois faite pour les travailleurs agricoles, déclarés « travailleurs essentiels », demandant le visa H-2A).

Déjà fort malmenés depuis trois années par les autorités américaines, nombre de migrants paient aujourd’hui le prix fort de la crise engendrée par le coronavirus et se trouvent prisonniers d’une « crise au sein de la crise », selon la formule des experts du Migration Policy Institute, Muzaffar Chishti et Sarah Pierce.  Celle-ci est largement exploitée à des fins électoralistes, à quelques mois de l’élection présidentielle.

Et pendant ce temps, faisant fi des mesures de distanciation, la construction du mur à la frontière mexicaine se poursuit en toute hâte et (presque) en silence…

Aix en Provence le 22 juin 2020

Isabelle Vagnoux est spécialiste d’histoire et politique des Etats-Unis, professeur des Universités  à Aix-Marseille Université. Sa recherche porte sur la politique étrangère des Etats-Unis, les relations avec l’Amérique latine, la politique migratoire et la minorité hispanique. Elle est co-responsable du programme Relation à l’Autre, Mémoires, Identités au sein du laboratoire  LERMA UR 853, et de l’Observatoire des relations extérieures du monde anglophone (OREMA, LERMA) qui publie un blog sur le carnet de recherche Hypothèses. Elle est co-rédactrice en chef de la revue pluridisciplinaire de l’Institut des Amériques, IdeAs, Idées d’Amérique.


[1] Qui consiste en une suspension d’expulsion pour les jeunes lorsqu’ils sont entrés, mineurs, aux Etats-Unis avec leurs parents sans papiers. Le 18 juin 2020, la Cour suprême des Etats-Unis, par 5 voix contre 4, a déclaré les arguments de l’administration Trump insuffisamment étayés pour que le programme soit aboli.

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