Colombie Droit

Il n’y a pas que le virus qui tue : premiers jours de confinement en Colombie

Par Laetitia Braconnier Moreno, coordinatrice du pôle andin de Bogota de l’Institut des Amériques (accueilli par UNAL) et doctorante à l’Université Paris Nanterre (CREDOF) et à l’Université Nationale de Colombie (EILUSOS). Elle est titulaire d'un contrat doctoral fléché de l'IdA.

Le confinement a débuté à Bogotá le vendredi 20 mars, alors que le pays ne comptait que peu de cas avérés de coronavirus et aucun décès. D’abord annoncé comme un « simulacre » (une sorte d’essai) de trois jours par la nouvelle maire de la capitale colombienne, la mesure été promptement suivie par les maires et gouverneurs de nombreuses régions. Le même jour, le président de la République, indigné d’avoir été devancé par les élus locaux, a décrété qu’il était de sa compétence de prendre de telles décisions. Son décret a alors semé la confusion : annulait-il par-là les mesures prises au niveau local ? Réticent vis-à-vis des mesures de confinement – d’ailleurs accusé d’hésiter sous la pression de lobbys économiques -, le chef d’État s’est finalement vu obligé de confirmer les décisions locales et d’annoncer que l’«isolement préventif » serait obligatoire sur l’ensemble du territoire national, et qu’il s’enchainerait avec les trois jours de simulacre en vigueur au niveau local.

(photo @luiscarlosa85)

Sans délai pour choisir leur lieu de confinement, les personnes ayant profité du weekend prolongé du 25 mars pour séjourner dans leurs fermes ou maisons de campagne (fincas), s’y sont retrouvées coincées. Plus grave, beaucoup d’étudiants des grandes villes, parfois logés dans des conditions indignes, n’ont pas eu le loisir de rejoindre leur famille dans leur région alors que l’Université Nationale, comme tous les autres établissements scolaires et universitaires du pays, a fermé ses portes et commencé à fonctionner de manière virtuelle. Ces modalités accroissent les inégalités face au système éducatif et les difficultés de nombreux étudiants précaires. Ainsi, 20 millions de Colombiens n’ont pas accès à internet chez eux, et seulement 37% des élèves des écoles publiques disposent d’internet et d’un ordinateur à domicile.

Pendant le bras de fer entre le président Ivan Duque et la maire Claudia Lopez, des mouvements de panique ont eu lieu, notamment dans plusieurs centres de détention du pays. La nuit du 21 au 22 mars, dans l’une des prisons les plus surpeuplées de Bogotá, la Modelo, une révolte pour l’obtention de garanties et d’informations sur la situation s’est soldée par une tuerie sans précèdent menée par les forces de l’ordre. Leur intervention a laissé le lourd bilan d’au moins 23 morts parmi les détenus, plus de 80 blessés dont 5 gardiens, et de profondes préoccupations concernant cette situation d’urgence carcérale[1].

A côté de la peur de l’enfermement dans des conditions sanitaires à risque, la crainte de se retrouver sans emploi et sans logement est manifeste chez une grande partie de la population, sachant que près de la moitié des emplois du pays sont informels. De nombreux contrats précaires ont été suspendus, laissant autant de foyers sans ressources. Dans le centre de Bogota, 500 familles du peuple amérindien Embera, vivant de la fabrication et vente d’artisanat, ont été expulsées de logements qu’elles payent au jour le jour. Sur la place Simon Bolivar, des manifestations spontanées ont regroupé vendeurs ambulants, caminantes vénézuéliens[2], travailleuses et travailleurs informels, exprimant l’urgence de recevoir les aides publiques annoncées (voir photo @Luis Carlos Ayala).

En effet, « le plan de sauvetage », pour lequel la maire fait appel aux dons des particuliers, ne semble pas couvrir les besoins des populations les plus défavorisées de la ville, et encore moins ceux des classes moyennes, également affectées. Dans certains quartiers, quelques habitants manifestent régulièrement à leur fenêtre leur opposition au confinement généralisé en l’absence d’aides pour les foyers précaires et d’un véritable plan de financement du système de santé. Ces cacerolazos ne sont pas sans rappeler les mobilisations massives ayant eu lieu entre le 23 novembre 2019 et fin janvier 2020, dont les revendications étaient, outre l’injonction faite aux autorités de respecter les accords de paix, le renforcement des politiques publiques de santé et d’accès à l’éducation. Frapper sur les casseroles aux fenêtres avait alors été l’un des moyens d’expression pendant le couvre-feu qui avait suivi les premiers jours de mobilisation.

A Bogotá, comme dans le reste du pays, seules les sorties pour les courses alimentaires sont autorisées, en plus de la promenade de chiens. Tandis que certaines villes ont adopté le pico y cédula, mesure visant à réguler les jours de sorties en fonction des numéros de carte d’identité, la maire de Bogotá a instauré le pico y género (comme au Pérou) à partir du 13 avril, autorisant les sorties pour les femmes les jours pairs, et les jours impairs pour les hommes ; libre aux personnes transgenres et intersexes de choisir leur jour en fonction du genre auquel elles s’identifient.

Au vu de ces mesures drastiques, on aurait pu penser que la diminution de la circulation et celle des activités de production industrielle aurait un impact positif sur la pollution de l’air, fléau qui sévit dans toutes les grandes villes du pays. Il n’en est rien. Les feux de forêt provoqués par les propriétaires terriens et éleveurs pour agrandir leurs pâturages et s’accaparer des terres, ont été multipliés du fait de la réduction des contrôles, et affectent considérablement la qualité de l’air dans plusieurs régions[3].

Affiche rappelant le nombre de morts dues à la violence y compris en période de pandémie.

Quant à la propagation du virus, elle suit aussi son cours. Le 9 avril, le pays comptait plus de 2 000 cas de malades confirmés et 69 décès. Mais en ce jour de la mémoire des victimes du conflit armé, certains appellent à se souvenir du fait que ce conflit continue à provoquer de nombreuses morts. Dans plusieurs régions du pays, les groupes armés profitent de la quarantaine pour continuer leur travail de dissuasion et d’élimination des défenseurs des droits de l’homme et leaders communautaires. Six d’entre eux ont été assassinés depuis le début du confinement dont une militante pour les droits des femmes, et 71 depuis le début de l’année 2020, dont de nombreux leaders autochtones. Les assassinats d’anciens guérilleros ayant rendus les armes se poursuivent également, leur nombre s’élevant désormais à 190 depuis la signature des accords de paix en décembre 2016[4]. Pour l’instant, la pandémie ne freine donc pas la violence.

Bogotá (Colombie), le 14 avril 2020

Laetitia Braconnier Moreno : actuellement coordinatrice du pôle andin de Bogota de l’Institut des Amériques (accueilli par UNAL) est doctorante à l’Université Paris Nanterre (CREDOF) et à l’Université Nationale de Colombie (EILUSOS). Les contrats doctoraux fléchés IdA. Elle est également membre de la commission « justice transitionnelle de l’Association des juristes franco-colombiens (AJFC). Sa thèse porte sur la mobilisation des normativités autochtones au sein de la Juridiction Spéciale pour la Paix, mise en place à la suite de l’accord de paix de 2016 entre la guérilla des FARC-EP et le gouvernement colombien.


[1] Journée de réflexion en ligne, “Carcel, sociedad y terrorismo de Estado”, organisée par différents groupes de recherche et collectifs, du 1er au 3 avril 2020.

[2] Ces migrants Vénézueliens, de passage ou provisoirement installés dans les villes, sont particulièrement affectés. Cycles de conversations en ligne de Dejusticia, “Coronavirus y desigualdad, del miedo a la acción”, Webinar 6, 1er abril 2020 : “Covid-19 y migración forzada: Cierre de fronteras, xenofobia y tratos discriminatorios”. https://www.dejusticia.org/coronavirus-covid19-y-la-desigualdad-en-colombia/

[3] La pollution de l’air est la cause de 16000 morts annuelles en Colombie. Op. Cit. Dejusticia, Webinar 7, 2 avril 2020 : “Coronavirus y contaminación del aire”.

[4] Uprimny Yepes, Rodrigo, “Lideres sociales en tiempos de coronavirus”, 5 avril 2020. https://www.dejusticia.org/column/lideres-sociales-en-tiempos-de-coronavirus/

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