États-Unis Sociologie

La conquête spatiale est-elle « essentielle » en temps de pandémie ?

Par Arnaud Saint-Martin, sociologue, chargé de recherche au CNRS, (CESSP, Université Paris-Panthéon-Sorbonne/CNRS/EHESS).

S’il y a bien un secteur technologique dans lequel le confinement qu’impose la crise pandémique de la Covid-19 est un désastre, c’est celui de l’astronautique. Après des décennies de propagande culturelle de la NASA, dont on a eu aujourd’hui un nouvel épisode avec l’annonce du tournage d’un film dans l’espace avec Tom Cruise, la « nouvelle frontière » qu’est l’espace s’impose en effet comme horizon infini (sky is the limit) et indiscutable aux États-Unis. Les interviews d’astronautes stars de l’agence évoquant la claustration du vol habité ont pu divertir le grand public l’espace d’un instant mais elles ne dissimulent pas l’inquiétude des membres de la communauté spatiale au sol.

Même en temps de pandémie, la machine de communication de la NASA ne cesse de vendre le mythe de la conquête spatiale, avec désormais Tom Cruise en tête de gondole

Cette appréhension collective est d’autant plus tangible que les professionnels des agences gouvernementales et des industries parapubliques sont aujourd’hui enjoints par les autorités politiques de démontrer le caractère « essentiel » de leurs activités (pour pouvoir fonctionner durant le confinement), alors qu’ils les présentent d’ordinaire comme exceptionnelles et définitoires de l’esprit d’exploration américain. Quels projets et programmes sont à ce point prioritaires pour la nation que leur interruption est inenvisageable durant le confinement? Qu’est-ce qui, en revanche, pourrait être mis en suspens quelques semaines – au risque, peut-être, de se voir définitivement fermé quand la crise budgétaire qui s’annonce imposera des mesures drastiques ? Pour le champ de l’astronautique, la pandémie constitue ainsi à la fois une sorte de test de résistance en même temps qu’une épreuve existentielle.

Dans les segments les plus opérationnels du spatial, à commencer par la maintenance des infrastructures et des missions en cours, l’arrêt n’est pas une option. On imagine mal une interruption des opérations dans les centres de contrôle et de surveillance des satellites comme Hubble, des sondes telle Juno ou encore du rover Curiosity sur Mars, pas plus que la déconnexion avec la Station spatiale internationale, manœuvrée par le Mission Control du Centre Johnson de Houston. En revanche, la poursuite des travaux dans le cadre des programmes et missions à venir a été suspendue jusqu’à nouvel ordre, par mesure de précaution. Des cas de Covid-19 ont en effet été repérés dans des centres de la NASA début mars. L’organisation, rompue au management de crise et habituée aux interruptions comme celles entraînées par les shutdowns[1] du gouvernement (l’année dernière encore), a mis en place un protocole[2]. L’obligation du télétravail a été entérinée dans la plupart de ses implantations à partir du 23 mars.

Cesser l’activité autour de programmes dont le budget dépasse la dizaine de milliards de dollars présente néanmoins un coût significatif, et plus encore lorsque leur développement accuse des retards. Ainsi l’intégration du James Webb Space Telescope est-elle à l’arrêt, de même que l’assemblage et les tests sur le matériel du lanceur lourd Space Launch System et de la capsule Orion, supposés véhiculer les astronautes de la NASA vers la Lune, Mars, et au-delà (dans le cadre du programme Artemis et ses premiers pas escomptés en 2024). Des ajustements sont donc à prévoir, des reports aussi. Le management de ces systèmes techniques s’avère un casse-tête, car tout changement introduit en provoque d’autres en cascade, au fil d’un calendrier déjà contraint par les votes du budget au Congrès et les éventuelles coopérations internationales.

L’administration du siège de l’agence à Washington doit donc faire des choix. Certaines missions jugées prioritaires ne peuvent pas être reportées, par exemple la mission Mars 2020 emportant le rover Perseverance en partance pour la planète rouge l’été prochain, à la faveur d’une conjonction de celle-ci avec la Terre. Le calendrier des lancements ne connaît pas complètement la crise non plus. Les opérateurs privés coopérant avec la NASA tiennent la cadence, à l’image de SpaceX. Depuis l’aire de lancement 39A qu’elle loue au Centre Kennedy, la compagnie a ainsi fait décoller le 22 avril son lanceur Falcon-9 avec sous sa coiffe une nouvelle soixantaine de satellites de la méga-constellation Starlink, dont le déploiement était visible à l’œil nu. Le lancement de la capsule Crew Dragon opéré par SpaceX pour le compte de la NASA est encore prévu le 27 mai prochain à Cape Canaveral. Crucial pour l’Amérique spatiale, puisqu’il doit amener des astronautes de la NASA vers la Station spatiale internationale sur un lanceur fabriqué aux États-Unis, ce décollage sera réalisé sans public à proximité de l’aire de lancement, rompant avec une longue tradition. Les dizaines de milliers de « space enthusiasts » qui auraient fait le déplacement vers la Floride devront se contenter d’une retransmission en direct sur NASA TV[3]

Si la NASA sait composer avec les interruptions, c’est autrement plus critique dans l’industrie. Les événements et les salons sont annulés, les employés « non essentiels » sont renvoyés à la maison – ou renvoyés tout court. Les industriels, petits et grands, s’en remettent aux bonnes grâces de l’État fédéral, dans l’attente d’une reprise. Les guichets ne manquent pas aux États-Unis, mais encore faut-il qu’ils soient ouverts. La Space Force, nouvelle agence de Défense en cours de création, n’est pas encore opérationnelle mais la demande pour des subventions et des contrats à ce titre est pressante. Des aides d’urgence sont en cours de négociation à Washington, qui devraient aider les entreprises du spatial à surmonter la crise. Les porteurs d’intérêts et les représentants de l’industrie arguent du caractère vital de ces perfusions exceptionnelles, faute de quoi les États-Unis risqueraient de perdre une composante motrice de leur hégémonie politique et culturelle à travers le monde. Pas de NASA sans Boeing ni SpaceX, et vice versa, dans un champ de l’aérospatiale substantiellement tributaire de la dépense fédérale.

Construction du Starship de SpaceX, Boca Chica, Texas, février 2020. Crédits ASM.

En passant, il est ironique de constater la diffusion d’un discours consensuel parmi les entrepreneurs et courtiers du spatial commercial, qui consiste à valoriser l’intervention de l’État pour sauver l’industrie américaine d’une mort à brève échéance. Les mêmes porte-parole du « New Space » qui, depuis les années 1990 et de façon plus conquérante après 2010, ont prôné la libre entreprise et l’entrepreneuriat technologique « privé », multiplient les appels de détresse et le chantage au patriotisme industriel. Pour les activistes de la cause « néo-spatiale », comme Rick Tumlinson, la pandémie est une épreuve « darwinienne »[4] qui révèlera la résistance des entrepreneurs, mais aussi, « business as usual », leur agilité dans l’accès aux mannes protectrices des agences fédérales, civiles et militaires. Dans le segment des applications satellites, certaines entreprises sauront tirer leur épingle de ce jeu morbide, à commencer par celles qui font commerce de l’imagerie et de l’information géospatiales, utile à la gestion de crise, ou celles qui exploitent les constellations de satellites de télécommunications ou promettent l’Internet partout.

Elon Musk, que l’on ne présente plus tant il impose sa présence dans l’espace public, apparaît comme un bon exemple de la manière dont les entrepreneurs du spatial se considèrent hors de la sphère des activités communes. Il a commencé par minimiser les faits : « The coronavirus panic is dumb », a-t-il tweeté le 6 mars[5]. Le patron de SpaceX et de Tesla n’avait alors aucune intention d’interrompre l’activité dans ses usines, pour la raison simple que tout ce qui en sort serait, devinait-on entre les lignes, absolument « essentiel ». Cet esprit est encore largement présent autour des prototypes du futur vaisseau Starship assemblés dans le centre de Boca Chica, au sud du Texas. Aller sur la Lune puis sur Mars, et ainsi faire de l’humanité une « espèce multiplanétaire », serait une priorité. Il faut croire que jusqu’à un certain degré cela convainc en haut-lieu, puisque la NASA vient d’annoncer que le Starship sera intégré et en partie financé dans le cadre du programme Artemis visant un retour durable sur la Lune dès 2024, tout comme l’atterrisseur de la « National team » menée par Blue Origin, la compagnie spatiale de Jeff Bezos. Il n’en reste pas moins que, comme l’a suggéré le journaliste Jeff Foust dans un éditorial récent particulièrement pertinent, l’on peut se demander dans quelle mesure le développement de ce véhicule – sans modèle d’affaires clair ni véritable criticité du point de vue de la sécurité nationale – est assez urgent pour justifier l’emploi de centaines de personnes sur le site en ces temps de confinement[6]

Le mission control historique d’Apollo à Houston (« Houston, we have a problem »…). Personne dedans, et pour cause, c’est un monument historique désormais. (photo ASM)

La crise sanitaire, ici comme ailleurs, aura en tout cas servi de révélateur pour nombre de professionnels qui vivent des fantasmes de la « nouvelle frontière », prompts à s’imaginer indispensables à la survie d’une espèce humaine en danger dont le salut se trouverait dans une transplantation à plus ou moins brève échéance au-delà de la ligne de Kármán. À moins que le virus ne s’invite à bord…

Arnaud Saint-Martin est sociologue au CNRS, rattaché au Centre Européen de Sociologie et de Science Politique (CNRS, EHESS, Paris 1, ). Spécialisé dans l’étude sociologique des sciences et techniques, il réalise une enquête sur l’essor du « NewSpace », qui l’amène à observer « au ras du sol » la structuration de l’astronautique aux États-Unis.


[1] Fermeture de toutes les activités non-essentielles du gouvernement fédéral quand le Congrès refuse de voter le budget.

[2] « NASA Response Framework (as of 3 May 2020) », https://nasapeople.nasa.gov/coronavirus/nasa_response_framework.pdf, consulté le 4 mai 2020.

[3] Il n’est pas dit que les passionnés s’autocensurent, malgré les recommandations de l’administrateur de la NASA Jim Bridenstine… Stephen Clark, « Citing coronavirus, NASA urges public not to travel for launch of astronauts », SpaceFlightNow.com, 24 avril 2020, https://spaceflightnow.com/2020/04/24/citing-coronavirus-concerns-nasa-discourages-public-from-attending-launch-of-astronauts/, consulté le 4 mai 2020.

[4] Rick Tumlinson, « Space startups, Darwin and the coronavirus », Spacenews.com, 21 avril 2020, https://spacenews.com/op-ed-space-startups-darwin-and-the-coronavirus/, consulté le 4 mai 2020.

[5] « Tesla CEO Elon Musk tweets that « coronavirus panic is dumb », Reuters.com, 6 mars 2020, https://fr.reuters.com/article/companyNews/idUKL4N2AZ47N?symbol=TWTR.K, consulté le 4 mai 2020.

[6] Jeff Foust, « Rethinking what space activities are essential », SpaceNews, 23 avril 2020, p. 32.