États-Unis Histoire

L’épidémie propulse les gouverneurs américains sur la scène nationale

Par Victoria Gonzalez Maltes, doctorante en histoire américaine à l’EHESS (Mondes Américains).

LIBEREZ LE MICHIGAN ! », « LIBEREZ LE MINNESOTA ! », « LIBEREZ LA VIRGINIE ! ». Le 17 avril, le président Trump encourage ainsi les manifestations qui se tiennent dans ces trois États contre les mesures de confinement décidées par les gouverneurs démocrates. Ce geste s’inscrit dans une série de confrontations publiques entre Trump et les gouverneurs des États, surtout démocrates mais également républicains. Un mouvement paradoxal pour un président qui s’affirme respectueux du rôle des états fédérés face à la crise sanitaire. Ainsi l’attachée de presse de la Maison Blanche déclarait-elle : « Dans les périodes de crise nationale, on semble avoir une tendance dans ce pays à ce que les présidents consolident le pouvoir au niveau fédéral ; mais ce président-ci délègue son pouvoir. Il a investi dans un principe (…) qui est celui du fédéralisme ».

Tweets de Donald Trump pour soutenir les manifestations contre le confinement dans certains Etats.

L’oscillation entre un certain lâcher-prise de l’exécutif fédéral et un antagonisme entre président et gouverneurs a propulsé ces derniers sur le devant de la scène politique nationale. Elle soulève la question de l’échelle pertinente de réponse à la crise et du renouveau du fédéralisme.

Une position présidentielle ambigüe et un manque de coordination au niveau fédéral

Au début de la crise, le président Trump a tenté d’affirmer son autorité sur les gouverneurs, insinuant par exemple que ceux qui étaient en désaccord avec ses décisions commettaient une « mutinerie ». Il déclare ainsi le 13 avril : « Quand quelqu’un est le président des États-Unis, l’autorité est totale. Ils ne peuvent rien faire sans l’autorité du président des États-Unis ». Il publie également de nombreux tweets allant dans le même sens.

‘Ne vous mutinez pas lorsque vous avez tant besoin du capitaine !’ semble lancer Donald Trump en faisant allusion à un célèbre film.

Rapidement, cependant, il reconnaît que l’autorité sur le confinement et la réouverture de l’économie appartient aux États. Ce recul est a posteriori présenté par la Maison Blanche comme un respect du président pour le fédéralisme. Pourtant, cette position a été critiquée par les gouverneurs comme une abdication de responsabilité, bien qu’ils reconnaissent l’importance de l’aide fédérale apportée dans d’autres domaines face à la crise. Pour eux, l’exécutif fédéral doit remplir son rôle traditionnel de coordonner les actions entre les différents États et d’agir à l’interface entre les États et l’étranger, notamment au niveau des chaînes d’approvisionnement de matériel médical. Il doit aussi assurer l’harmonisation des consignes sanitaires permettant la réouverture économique. Le gouverneur de Washington Jay Inslee a indiqué son désarroi ainsi : « C’est comme si pendant la Seconde Guerre Mondiale le gouvernement fédéral refusait de fabriquer des bottes… C’est très difficile à comprendre. Je compare ça à Franklin Delano Roosevelt qui dirait ‘Okay vous du Connecticut, vous construisez le cuirassé et je viendrai à l’inauguration pour briser la bouteille’. »

Malgré son respect affiché pour l’autorité des gouverneurs, Trump critique souvent ceux avec lesquels il est en désaccord, expliquant par exemple qu’il ne veut pas que le vice-président Mike Pence leur téléphone s’ils ne sont pas suffisamment reconnaissants du travail de la Maison Blanche. Il émet des avis contradictoires sur les mesures de confinement, appelant, comme on l’a vu, à libérer certains états mais critiquant aussi le gouverneur de Géorgie Brian Kemp, pourtant Républicain et allié du président, pour la réouverture « trop précoce » des commerces dans son État (avant de revenir sur ses propos quelques jours plus tard).

Gretchen Whitmer, un des gouverneurs mis en avant par leurs passes d’armes avec D. Trump au sujet de la pandémie

Cela étant, le président républicain s’aligne le plus souvent sur la vague de contestation contre les mesures de confinement strict, et il érige les gouverneurs qui les prônent comme des antagonistes. Dans le Michigan, des manifestations de plusieurs milliers de personnes ont eu lieu le 15 avril contre les mesures de restriction des activités. Elles prirent un tour plus radical le 30, lorsque des manifestants armés pénètrent dans l’enceinte du Capitole. Si certains d’entre eux affirment que leur désaccord n’est pas politique et vise seulement à atténuer les effets économiques de l’épidémie, nombreux sont ceux qui arborent des affiches « TRUMP 2020 ». C’est dans ce contexte que Trump lance son tweet appelant à la « libération » de ces États. Suivant son habitude de désigner ses opposants par des surnoms ridicules, il appelle Gretchen Whitmer « Half-Whitmer » (un jeu de mot sur « half-wit » qui signifie « stupide »).

Après avoir oscillé entre une réticence à freiner l’économie – alors que la croissance allait être la thématique phare de sa campagne de réélection – et une volonté de paraître mener la réponse nationale à la crise, Trump a donc finalement choisi de laisser la responsabilité de gérer la réouverture de l’activité aux gouverneurs. Il se positionne ainsi à la fois comme le défenseur de l’économie et des emplois des Américains, et comme le partisan d’une révolte libertarienne contre l’autorité « tyrannique » exercée par les dirigeants des États. C’est une stratégie de réélection, puisque l’objectif de Trump était de faire campagne sur le « capitalisme » contre le « socialisme » : avec les manifestations anti-confinement, il pourra capitaliser sur ce discours malgré la défaite de Bernie Sanders à la primaire démocrate. Il se place donc en dirigeant anti-dirigeant, dans la droite lignée de sa campagne anti-establishment de 2016.

Une marge de manœuvre plus large pour les gouverneurs 

Dans ce contexte, certains gouverneurs ont dû assumer des responsabilités exceptionnelles, Whitmer évoquant la difficulté à être en compétition avec le monde entier pour acheter du matériel médical. De son côté, le gouverneur républicain du Maryland, Larry Hogan, a directement négocié l’approvisionnement en tests avec la Corée du Sud grâce aux contacts de son épouse coréenne. Il a ensuite envoyé la garde nationale de son État protéger l’arrivée de la cargaison à l’aéroport pour empêcher des agents fédéraux de les saisir, citant l’exemple du gouverneur républicain du Massachusetts, Charlie Baker, qui avait indiqué qu’une cargaison de masques avait certainement été interceptée par une agence fédérale. Le gouverneur de l’Illinois, lui, a fait transporter des masques en cachant aux autorités fédérales les détails des vols de livraison : à plusieurs reprises, le gouvernement fédéral a fait réacheminer des commandes de matériel médical conclues par des États en surpassant ses propres offres auprès des fournisseurs étrangers Le gouverneur de Californie, Gavin Newsom, a déclaré que son État serait obligé de se procurer du matériel sanitaire en sa qualité « d’État-nation », puisque le gouvernement fédéral ne s’en chargeait pas. En l’absence d’une coordination fédérale, plusieurs consortiums d’États ont été formés pour assurer une harmonisation régionale des mesures de réouverture. Après plusieurs décennies d’une « présidence impériale » qui a consolidé les pouvoirs de l’exécutif fédéral, les gouverneurs bénéficient donc d’une marge de manœuvre accrue.

Cette latitude laissée par le président comporte également des risques. Elle semble faire partie d’une stratégie destinée à lui permettre d’éviter les conséquences politiques de la crise économique à venir. D’après le Wall Street Journal, Donald Trump aurait demandé à ses conseillers « des plans de relance économique qui lui permettraient de s’attribuer le mérite en cas de succès tout en étant suffisamment flexibles pour attribuer la responsabilité d’un quelconque échec à d’autres ».

Les gouverneurs n’échappent plus à la polarisation partisane de la scène politique nationale

Les controverses entre Trump et les gouverneurs propulsent ces derniers sur la scène politique nationale, alors que nombre d’entre eux ont longtemps fait figure de modèles de coopération bipartisane. Dans plusieurs États (13 sur 50, dont le Michigan), ils gouvernent avec une assemblée législative tenue par le parti opposé.

Pourtant, la montée des protestations contre les ordres de confinement au Michigan a attiré l’attention du pays entier et fait de Whitmer une figure nationale. Élue pendant la vague démocrate de novembre 2018, elle a repris le poste de gouverneur qui était tenu par les Républicains depuis 2011. Whitmer se présentait alors comme une candidate préoccupée avant tout par les considérations pragmatiques de ses électeurs. En témoigne sa campagne dont le  slogan était « Fix the damn roads ! » (« Réparez ces fichues de routes ! »). Deux ans après la défaite de Clinton dans son État à 10,704 voix près, Whitmer a gagné avec 10 points d’avance, ce qui montre qu’elle a pu compter sur un nombre considérable d’électeurs républicains.

Mais est-il possible aujourd’hui d’être une figure nationale sans être une figure partisane ? Whitmer avoue elle-même que la « malheureuse réalité » est que certains de ses électeurs la verront nécessairement désormais selon une focale partisane puisque qu’elle a été propulsée dans une confrontation publique avec le président Trump. Preuve selon elle des changements en cours, la manifestation du 15 avril « ressemblait beaucoup plus à un rassemblement politique qu’à une réponse à la mesure de confinement ».

Cette mise au premier plan des gouverneurs semble donc en faire des figures de plus en plus polarisées. Si les sondages montrent que la gestion de la crise du coronavirus par les gouverneurs est perçue de manière plus favorable que celle du président dans 49 États sur 50, la proportion des Républicains qui approuvent le travail des élus de leur État a plus décliné depuis le mois de mars que celle des Démocrates. Cela signifie que les Républicains particulièrement font de moins en moins confiance à leurs élus étatiques depuis le début de la crise. Si on voit bien que pour les gouverneurs démocrates il est difficile d’éviter l’affrontement, cette période de contraste avec le président peut également être politiquement périlleuse pour les élus républicains. Étant donné l’emprise de Trump sur l’électorat de leur parti, un désaccord avec le président est susceptible de jouer en leur défaveur.

La montée en puissance de l’échelle locale dans la gestion de la crise pourra donc jouer un rôle important sur les élections de novembre, puisqu’au-delà du président 11 gouverneurs sur 50 seront aussi renouvelés. Vu à la fois le ressentiment créé par les mesures de confinement – principalement promues par les exécutifs locaux –et l’inquiétude que suscite la crise sanitaire, il n’est pas facile de savoir aujourd’hui comment ce facteur jouera, tant dans l’élection nationale que dans les élections locales.

Paris, le 28 mai 2020

Victoria Gonzalez Maltes est doctorante en histoire américaine à l’EHESS, au sein du Centres d’études nord-américaines de l’UMR Mondes Américains. Elle est également rattachée à l’Institut d’Histoire Moderne et Contemporaine de l’ENS et à l’Institut convergences Migrations.

4 réponses sur « L’épidémie propulse les gouverneurs américains sur la scène nationale »

[…] Or, cette nation soi-disant égalitaire et apaisée est justement, lors des années 1820 et 1830 dont Tocqueville s’inspire, la proie de mobs qui n’hésitent pas à envahir la Maison blanche (à peu près pacifiquement), mais également à s’en prendre physiquement aux élus et aux opposants politiques, voire à des citoyens ordinaires s’ils ne correspondent pas aux codes majoritaires, sans parler des Africains-Américains libres du Nord.  Les mobs agissent alors souvent dans une assez grande impunité, ce qui a semblé être le cas le 6 janvier 2021, puisque les assaillants sont même repartis entre deux haies de Gardes Nationaux – bien qu’aujourd’hui des poursuites soient engagées. Et l’on peut aussi rappeler aussi la « mob » de citoyens armés qui avait manifesté dans les locaux mêmes du Capitole du Michigan le 30 avril, pénétrant jusqu’au Sénat de cette institution (un épisode évoqué dans ce billet du blog COVIDAM). […]