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Pandémie et tensions frontalières entre le Pérou et l’Équateur

Par François Bignon, docteur en histoire (Université de Rennes – Arènes UMR 6051) et ATER à l'Université de Rennes 2. Il a été coordinateur du pôle andin de l’Institut des Amériques à Lima de 2014 à 2017.

Fin janvier 2021, la directrice Amériques d’Amnesty International dénonçait la militarisation de la frontière du Pérou avec l’Équateur. Face à des tirs de sommation de l’armée péruvienne en direction de groupes de migrants vénézuéliens, elle appelait à « limiter l’usage des forces armées dans le domaine de la gestion des migrations pour éviter un drame ».

Alors que le Pérou, frappé par une terrible seconde vague de l’épidémie, venait de décréter à nouveau la fermeture de ses frontières extérieures, l’armée péruvienne a mobilisé des effectifs importants dans le secteur, en envoyant au moins 1 200 soldats et une cinquantaine de véhicules blindés pour contrôler plusieurs dizaines de points de passage illégaux par où transitent les Vénézuéliens. Devant les rumeurs d’un prochain retrait, le commandant général des forces armées péruviennes assurait même que 3 000 soldats étaient présents dans la région, tandis que ses services diffusaient sur les réseaux sociaux une vidéo pugnace pour rassurer les Péruviens sur le contrôle de leurs frontières.

Cette militarisation frontalière qui s’appuie sur la double situation de la pandémie et de la migration vénézuélienne, doit être analysée à la lumière d’une histoire longtemps conflictuelle qui pourrait bien revenir sur le devant de la scène. On parle souvent de nouvelle géopolitique du vaccin, mais les tensions liées à la pandémie ravivent aussi des litiges préexistants.

Quand bien même l‘échelle nationale n’est pas toujours la plus adaptée pour lutter contre un virus qui se moque des barrières, on sait que la pandémie mondiale a renforcé les frontières internationales à l’échelle du globe, soulignant ainsi les faiblesses inhérentes à leur gestion multilatérale. Dans les Amériques, la pandémie a touché des frontières auparavant ouvertes et traversées par d’importants flux démographiques et économiques, telle que celle entre le Canada et les États-Unis ou encore celle qui sépare l’Argentine de l’Uruguay. En Europe comme dans les Amériques, la réorganisation des frontières internationales a moins affecté les élites en capacité de rester connectées chez elles que les nouveaux pauvres de la mobilité mondiale, condamnés à tenter de franchir des barrières qui leur sont désormais fermées

La situation entre le Pérou et l’Équateur ne déroge pas à la règle. La militarisation péruvienne s’effectue contre le passage illégal de migrants vénézuéliens au nom de la lutte contre la Covid-19. Ce contrôle renforcé s’applique sur un segment minoritaire de la frontière terrestre longue de près de 1500 km qui sépare les deux républiques. La majeure partie de cette frontière traverse la forêt amazonienne, où d’ailleurs le virus sévit impitoyablement, dans la région andino-amazonienne comme dans sa partie brésilienne. Mais, en raison de l’intensité des flux de personnes, c’est sur la partie occidentale de cette frontière que la tension s’est focalisée, où les méandres du fleuve Zarumilla constituent la limite internationale entre les deux pays. Le couloir entre Huaquillas (Équateur) et Aguas Verdes (Pérou) est ainsi le principal point de passage terrestre entre les deux pays.

Or, le Zarumilla est loin d’avoir tracé de tout temps une frontière consensuelle. Au contraire, avec les immenses territoires amazoniens, il a été au centre d’un litige qui a souvent été considéré comme le plus long différend frontalier du continent et mené à plusieurs guerres.

S’enracinant dans le processus des indépendances au détriment de l’Espagne au début du XIXe siècle, le désaccord entre Lima et Quito à propos de leur frontière commune a été complet pendant près de deux siècles. Les Équatoriens revendiquaient les territoires situés jusqu’au fleuve Tumbes au Sud du Zarumilla tandis que les Péruviens considéraient parfois toute la région équatorienne d’El Oro comme péruvienne. En Amazonie, le différend portait quant à lui sur des centaines de milliers de km2. Une première guerre en 1828 (impliquant la Grande Colombie), fut suivie de celles de 1858-1860, de 1941, de 1981 puis enfin de 1995. L’existence des deux États andins a donc été profondément marquée par cette rivalité territoriale. Le processus d’intégration régionale initié à partir de 1969 par le pacte andin ne permit pas de régler définitivement le différend. Les deux pays continuèrent à se tourner le dos en nouant des échanges commerciaux préférentiels vers le sud pour le Pérou et vers le nord pour l’Équateur, pratiquant plutôt l’indifférence cordiale que le co-développement entre deux peuples qui partagent pourtant beaucoup en termes de culture. La Communauté Andine des Nations, d’ailleurs, est aujourd’hui moribonde.  

L’héritage belliqueux de cette relation s’inscrit encore aujourd’hui dans le paysage régional, à travers les différents monuments commémoratifs de la guerre de 1941, au cours de laquelle la province équatorienne d’El Oro fut occupée militairement, obligeant des milliers de personnes à quitter la région, laissant place à des rancœurs tenaces. Un film de propagande d’époque célébrant l’éclatante victoire péruvienne vient d’ailleurs d’être inscrit au patrimoine culturel de la nation. En 1995 encore, alors que des affrontements avaient lieu sur les contreforts amazoniens de la cordillère des Andes, très loin de la région du Zarumilla, une vive émotion s’était emparée des habitants de la région, persuadés que les Péruviens se préparaient de nouveau à les « envahir ».

À Machala, capitale de la région équatorienne d’El Oro, le monument aux morts de la guerre de 1941 rappelle le passé douloureux des relations frontalières entre Équateur et Pérou, que la crise de la Covid-19 risque de ranimer. Photographie : François Bignon

L’absurdité de la dernière guerre entre deux États latinoaméricains a cependant permis l’accord définitif. En 1998, la paix était enfin signée à Brasilia, accompagnée d’un ensemble de projets de développement frontalier qui eurent un succès limité[1].

Depuis, les relations entre les deux pays sont en principe normalisées, mais à l’occasion, des désaccords sur la gestion de la frontière peuvent surgir sur le terreau de cette histoire douloureuse. En 2017, la construction d’un espace vert le long du fleuve frontalier avait été interprétée par les autorités péruviennes comme l’érection d’un mur contrevenant aux accords de paix. Face au rappel de l’ambassadeur péruvien, les Équatoriens avaient gelé le projet.

Mais alors que l’enjeu était précisément dans ce cas de permettre la libre circulation légale des biens et des personnes, la pandémie mondiale a complètement inversé les positions.

La circulation rapide du virus sur le continent américain, ainsi que la situation catastrophique de Guayaquil, située immédiatement au nord de sa frontière, ont tôt décidé le gouvernement péruvien du président Martin Vizcarra à contrôler de plus près les entrées sur son sol. La situation était d’autant plus critique que les passages illégaux s’étaient multipliés avec l’arrivée massive des migrants vénézuéliens.

Le Pérou est en effet le deuxième pays en nombre de Vénézuéliens exilés accueillis sur son sol, hébergeant un million d’entre eux. Au départ bien accueillis, les migrants ont eu de plus en plus à faire face aux difficultés économiques et à la xénophobie. Depuis juin 2019, les autorités péruviennes exigent d’eux l’obtention d’un visa afin de limiter les entrées.

Dans ce contexte, c’est le fleuve Zarumilla qui constitue le théâtre de la majorité des passages clandestins. Ceux-ci s’opèrent dans les deux sens : des Vénézuéliens vont de l’Équateur vers le Pérou, mais aussi du Pérou vers l’Équateur lorsque certains d’entre eux, bloqués dans un Pérou en pleine pandémie, décident de retourner à pied vers leur patrie. Ces passages sont fréquemment exploités par des réseaux de contrebande qui sont structurellement implantés sur cette frontière à la géographie accidentée. Depuis le XIXe siècle, la contrebande vient régulièrement mettre de l’huile sur le feu entre les deux gouvernements qui dénoncent chacun les agissements illégaux des ressortissants du voisin, tout en utilisant le fait pour légitimer le renforcement des effectifs policiers et militaires. 

C’est donc sur la base d’une tradition bien établie que l’armée péruvienne a décidé de la remilitarisation de cette frontière pour s’opposer aux flux illégaux et démanteler les points de passage, prenant le risque de raviver des tensions endormies. La Covid-19 et la migration vénézuélienne pourraient-elles ainsi annoncer de futurs conflits autour d’une frontière historiquement litigieuse ?

Il faut souligner que, contrairement à la situation qui prévalait il y a encore 25 ans, c’est la coopération plus que la concurrence qui semble, au moins de manière officielle, prendre le dessus. L’armée équatorienne affiche ainsi sa coordination avec les forces péruviennes, à l’instar de ce qu’elle pratique avec le voisin colombien. La présence des forces armées deux côtés n’a plus le même potentiel belligène que lorsque les deux États s’affrontaient sur la définition même de la frontière.

Péruviens et Équatoriens ont par ailleurs les yeux rivés sur la situation politique et sanitaire de chacune de leurs nations plutôt que sur leur frontière commune. En ce début d’année 2021, ce sont les échéances électorales qui font l’actualité. Les Équatoriens élisaient leur nouveau président au cours d’un premier tour très disputé le 7 février, tandis que la campagne péruvienne est lancée pour les élections d’avril, sur fond d’instabilité politique structurelle et de débats intenses sur l’importation de vaccins ou l’usage de certains médicaments.

Les yeux ne sont donc pas principalement tournés vers la frontière et ce sont avant tout les populations locales qui souffrent du filtre frontalier mis en place par les militaires, ruinant une économie locale foncièrement transnationale, même si les denrées alimentaires continuent de traverser la frontière. Pour les Vénézuéliens sans aucune ressources immobilisés à la frontière ou pour les nationaux qui doivent se rendre dans le pays voisin pour leur travail, la tragédie n’est jamais loin, comme le souligne le cas d’une Péruvienne blessée par balle par un soldat péruvien alors qu’elle tentait de revenir vers son pays au niveau de Huaquillas.

Face à ce type de démonstration de force péruvienne, les Équatoriens semblent lentement s’activer. Les forces armées ont annoncé le 1er février envoyer 200 soldats et 20 véhicules sur la frontière. L’objectif officiel est de coopérer avec les forces péruviennes, mais il n’est pas interdit de penser que les armées équatoriennes souhaitent ainsi réaffirmer leur souveraineté en occupant le terrain. D’ailleurs le ministre de la Défense équatorien a déclaré quelques jours auparavant la nécessité de réorganiser les troupes frontalières, prélude peut-être à un mouvement de plus grande ampleur.

« Nos dimos cuenta que hace falta reforzar con personal. Tenemos destacamentos permanentes fijos a lo largo de la línea de frontera, algunos fueron levantados y vamos a tener que volverlos a reactivar »

Oswaldo Jarrín, ministre de la Défense (Équateur), le 28 janvier 2021
(« Nous nous sommes rendus compte qu’il faut renforcer les effectifs. Nous avons des détachements permanents fixés le long de la frontière, certains avaient été retirés et nous allons devoir les réactiver »)
Soldats équatoriens posant devant le canal de Zarumilla. La militarisation péruvienne de la frontière suite à la fermeture sanitaire du Pérou semble imposer une surenchère médiatique autour de la présence souveraine des deux États.

Si la logique frontalière a changé, la présence durable de militaires dans la région peut dès lors provoquer un regain de tension par la multiplication d’incidents. Les élections dans les deux pays sont aussi susceptibles de rebattre les cartes, en particulier si la situation sanitaire persiste. Les nouveaux présidents, équatorien et péruvien, pourraient être tentés de gagner à peu de frais un surcroît de légitimité par une rhétorique nationaliste classique.

La militarisation de la frontière entre le Pérou et l’Équateur pourrait de cette manière inverser durablement la logique d’ouverture qui avait prévalu depuis la paix de 1998. Les conséquences de cette situation atteindraient surtout les populations locales frontalières qui, hier comme aujourd’hui, sont les premières à supporter le coût de pareils affrontements.

Rennes, le 11 février 2021

François Bignon est docteur en histoire (Université de Rennes – Arènes UMR 6051). Il a été coordinateur du pôle andin de l’Institut des Amériques à Lima de 2014 à 2017. Sa thèse de doctorat étudie le processus de fabrication de la frontière et des identités nationales autour de la guerre de 1941 entre le Pérou et l’Équateur.


[1] HOCQUENGHEM Anne Marie et DURT Étienne, « Integración y desarrollo de la región fronteriza peruano ecuatoriana: entre el discurso y la realidad, una visión local », Bulletin de l’Institut français d’études andines, avril 2002, 31 (1), p. 39-99. http://journals.openedition.org/bifea/6926