États-Unis Sociologie

Un « nouveau monde ». Really ?

Par Cédric Levêque, anthropologue, docteur de l’Université de Bordeaux.

Par Joshua Kelly, sociologue.

Le 22 avril 2020, les États-Unis détiennent deux nouveaux tristes records mondiaux : le nombre des personnes infectées par la Covid-19 (près de 820 000 cas déclarés) et le nombre de décès imputés à la maladie (plus de 45 000 morts à ce jour). Il est encore trop tôt pour saisir les raisons qui expliquent une telle situation, alors même que le pays dépense pour la santé de ses habitants plus du double per capita de la moyenne des pays de l’OCDE. Plusieurs explications sont évoquées : coût rédhibitoire des assurances santé et du système hospitalier, acuité des inégalités sociales et raciales, faiblesse et lenteur de la réponse fédérale, prévalence des principaux facteurs de comorbidité, fréquence et intensité des déplacements… Comme en 2005, après le passage de l’ouragan Katrina, le géant dévoile une fragilité que dissimule mal sa puissance économique, militaire et culturelle. Mais sa vulnérabilité apparaît désormais avec une telle vivacité que plusieurs journaux prédisent – déjà et à nouveau – la fin de « l’ère américaine ».

Ils sont prêts : Preppers Survival guide, 13 février 2019

Nombreux étaient pourtant celles et ceux qui attendaient une catastrophe. Ils n’avaient de cesse de répéter, depuis des années, que le « système » était trop précaire, les dépendances trop nombreuses, les incapacités trop fortes. Parmi eux, les preppers – ou « survivalistes » – développent depuis le début des années 2000 des stratégies d’anticipation pour résister à la disparition prévue du mode de vie actuel. Leurs craintes et leurs inquiétudes sont variées : exaspération face aux faiblesses supposées du gouvernement, désolation causée par la déliquescence physique et psychique qu’induirait le confort moderne, consternation face au désastre écologique qui s’annonce, peurs migratoires ou techno-scientifiques… Leurs motivations sont plurielles mais les savoirs qu’ils acquièrent et se transmettent les unissent : constitution et gestion des stocks de vivres et d’énergie, plans de défense et d’évacuation, constitution de groupes d’entraide, maîtrise des armes à feu, techniques de pêche, de chasse ou de braconnage, connaissance des milieux, aguerrissement, etc. Le chaos, l’apocalypse, l’hiver nucléaire, le « Big One »[1], ou – plus simplement – le délitement de la société américaine ne laisseront pas leur chance aux corps et aux esprits mal préparés, pensent-ils. Et ils cultivent leur préparation à force de réunions, revues spécialisées, tutoriels vidéo, formations ou conventions – soutenus par un marché florissant où se monnaient chèrement les compétences et les équipements spécialisés.

Leur profil est relativement homogène. Les preppers se recrutent principalement parmi des hommes blancs de classe moyenne ou populaire. La plupart sont républicains ou libertariens, chrétiens, armés et fiers d’habiter au cœur des « États rouges » (red states) qui ont voté Trump en 2016 – cette zone immense que les élites progressistes « survolent » lorsqu’elles voyagent entre New York et la Californie, qu’elles méconnaissent et qu’elles désignent avec mépris comme le « flyover country ». Certes, on trouve des survivalistes progressistes aux États-Unis – les « liberal preppers ». Mais ce sont les seuls auxquels il faut ajouter un adjectif ; il n’y a pas de « conservative preppers ». Il va de soi que l’on adhère aux valeurs « traditionnelles » lorsqu’on se réclame de la preparedness. Pour les « vrais » survivalistes, la préparation est aussi l’expression d’une américanité qu’ils chérissent, un moyen de renouer avec les valeurs viriles, religieuses et guerrières qui auraient fait la grandeur d’une Nation élue de Dieu.

Certains sont un peu déçus de la pandémie. Alors qu’ils se préparent depuis des années au doomsday (jour de la fin), il ne se passe pas grand-chose (ou pas assez). Le virus semble loin ; il apparaît limité aux zones urbaines. D’ailleurs, les plus politisés n’hésitent pas à poster sur les principaux forums du monde prepper leurs doutes quant à la dangerosité réelle de la Covid. Pour beaucoup, un « virus Chinois » qui a fortement touché l’Iran semble douteux. Il cache certainement des stratégies politiques visant à affaiblir, encore un peu plus, une Amérique dont le cœur est déjà gangrené par le gauchisme et la bien-pensance, et qui s’est suffisamment dévoyée pour élire à deux reprises un président noir.

 » Alors si je comprends bien, la Constitution ne vaut plus rien dès que les gens tombent malade ?  » (source post Facebook)

La plupart attendent. La situation risque de se dégrader encore davantage, vu les effets déjà dévastateurs des mesures de confinement et de distanciation sociale sur l’économie. Ils ont le temps, ils sont prêts. Pour les nouvelles personnes intéressées, les cours et les formations en ligne continuent. Il n’est jamais trop tard pour apprendre et comprendre. Et il y a toujours à faire de toute manière ; le sentiment du danger est une ressource inépuisable dont ils ont fait un mode de vie.

Surtout, ils sont vigilants. Cet obscur virus menace moins la population qu’il n’attaque l’Amérique. Les mesures prophylactiques qu’ont imposé certains États contreviennent d’ailleurs à leurs droits constitutionnels. On leur interdit de manifester pour la « réouverture » de la Caroline du Nord ou du Tennessee (contre le 1er amendement)[2] ; on restreint leur droit de circulation alors « que ce n’est pas la Chine, ici, et que jamais l’Amérique ne le sera »[3] ; bientôt, craignent-ils, on touchera au 2e amendement – qui leur garantit le droit de s’armer et de former milice… Pour eux, par définition, toute action gouvernementale contient les germes d’une menace liberticide requérant la plus grande attention. Et la plupart soutiennent sans faillir les initiatives de « résistance » face aux tentations « autoritaires » et « anti-américaines » des gouverneurs « gauchistes », comme – par exemple – les manifestations qui se sont tenues le 15 avril 2020 à Lansing (Michigan) contre la mesure de confinement défendue par la démocrate Gretchen Whitmer[4].

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Rouvrez les Etats, image d’entrée du site « citoyen » Convention of States

Ainsi, en observant la sphère prepper aux États-Unis, malgré la distance et la lentille déformante des réseaux sociaux, on saisit à quel point cette pandémie, comme toutes celles qui l’ont précédée, est un phénomène social et politique – loin des visions scientistes qui la restreignent stratégiquement à une expertise neutralisée. De nombreux journaux ont déjà titré aux États-Unis et ailleurs sur « le monde d’après » et le besoin d’innovation que requerrait la vie « post-corona ». Certes, il faudra inventer et s’adapter ; mais penser que du passé nous ferons table rase est au mieux une naïveté au pire un danger. Le monde prepper nous renseigne avec une acuité troublante. Certains sont déjà prêts et défendent un projet qui n’a pas attendu le virus pour s’inventer. Ils n’appellent pas à la révolution ou à la nouveauté, bien au contraire. Ils évoquent plutôt le retour, le passé, l’identité ou l’authenticité pour imposer une vision violente, machiste, raciste, chrétienne, inégalitaire et homophobe de la société.

Leurs propos nous rappellent que nous gagnerions à la vigilance, nous aussi. Certes, la pandémie est un événement ; mais elle est aussi, pour beaucoup, le temps rêvé pour mettre à mal les fondements libéraux de nos sociétés.

Bordeaux, le 22 avril 2020

Cédric Levêque est docteur en anthropologie de l’Université de Bordeaux. Membre du projet EXTINCT (Labex SMS, Université Toulouse Jean Jaurès), il enquête actuellement sur le mouvement survivaliste. Il a réalisé une thèse sur la question du paludisme et de la gouvernance en Casamance. Joshua Kelly est sociologue. Il travaille sur les politiques conservatrices en Europe et aux Etats-Unis, avec le soutien d’iGLOBES.


[1] Tremblement de terre massif sur la Côte ouest dont on anticipe des conséquences catastrophiques.

[2] Le hastag #reopen suivi de l’abréviation des états concernés (#reopenTN, #reopenNC…) rencontre aujourd’hui un franc succès sur les réseaux sociaux conservateurs.

[3] Les références renvoient à des commentaires postés sur des réseaux privés et ne sont pas crédités pour des raisons de confidentialité.

[4] « Chanting “lock her up,” Michigan protesters waving Trump flags mass against Gov. Gretchen Whitmer’s coronavirus restrictions », The Washington Post, 16 avril 2020.