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Une élection durant une pandémie

Par Caroline Fredrickson, professeure de droit à l'université Georgetown Law, directrice de recherche au Brennan Center, membre de l'American Law Institute et ancienne présidente de l'American Constitution Society.

Ce que les élections qui viennent d’avoir lieu aux États-Unis nous apprend est que, malgré sa capacité à semer la division, malgré son échec – selon la plupart des observateurs – à gérer la crise liée à la Covid-19 de manière responsable, malgré son penchant pour l’évasion fiscale révélé par le New York Times, ou peut-être justement à cause de tout cela, les Américains ont été à deux doigts de réélire Donald Trump à la présidence.

Portrait officiel du Président Donald J. Trump, 6/10/2017. (Official White House photo by Shealah Craighead, source Wikicommons)

Ce fait est la marque d’une nation profondément divisée. Certains s’accrochent à un passé imaginaire résumé par le slogan de la campagne de 2016 Make America Great Again (« rendons à l’Amérique sa grandeur »). Sans que l’on sache bien comment, Donald Trump, homme d’affaire newyorkais raté de Park Avenue, est parvenu à symboliser une Amérique dotée d’une économie fonctionnant à plein régime au bénéfice des travailleurs masculins et blancs. Divorcé plusieurs fois, accusé de harcèlement et d’agression sexuelle, il est vu comme le soutien des valeurs familiales traditionnelles. De notoriété publique peu religieux, il est érigé en dernier rempart contre la sécularisation d’une société américaine qui serait menacée par la liberté reproductive pour les femmes et le mariage pour tous. Celui qui mettait en question le fait que Barack Obama était bien né aux États-Unis et qui a désigné les pays africains comme des « nations de merde » se targue d’avoir plus fait pour les Noirs américains que n’importe quel président, y compris Abraham Lincoln. Alors qu’il a épousé une étrangère et aidé à faire venir toute sa famille, il apparaît comme le parangon d’une politique destinée à enrayer l’immigration vers les États-Unis, séparant au besoin les enfants de leurs parents afin de les décourager de venir demander l’asile en territoire américain. Par contraste, pour les autres, Make America Great Again est au mieux un slogan ironique, au pire un rappel des images de l’Amérique de Jim Crow dans laquelle les droits civils étaient niés aux Noirs et les femmes ne pouvaient participer pleinement à la vie sociale.

Manifestation en soutien de la politique migratoire de D. Trump le 4 mars 2017 à Washington, D.C. (source Wikicommons).

Nombreux sont ceux qui, d’un côté à l’autre du spectre politique, des libéraux-démocrates aux conservateurs modérés, se demandent comment un président avec un tel palmarès – un président qui a été taxé de raciste, de corrompu et maintenant, face à la pandémie, d’inepte – aurait pu être réélu. Au lendemain d’une campagne pendant laquelle les sondages avaient garanti une victoire écrasante de Joe Biden, les électeurs anti-Trump n’arrivent pas à comprendre ce qui s’est passé, se demandant si les États-Unis ont subitement été changés en pire. Au lieu de voir la Maison Blanche confortablement entre les mains de l’ex vice-président et le Sénat contrôlé par les Démocrates, ils se sont réveillés au milieu d’une course serrée. Ils n’avaient pas assez pris en compte la loyauté féroce de la base politique de Donald Trump.

La plupart des Américains ont été élevés dans un mythe, celui d’une terre d’opportunités où tous ont les mêmes chances et peuvent progresser à condition de travailler dur et de suivre les règles. Mais beaucoup de travailleurs de la classe moyenne, de cols bleus, d’agriculteurs, ont perdu confiance dans le fait que la prospérité américaine leur permettra une vie décente. Ils ont l’intuition que les choses vont empirer pour leurs enfants. Les anciennes régions industrielles ont été évidées et les salaires baissent toujours un peu plus, laissant des centres-villes exsangues et un lourd héritage de chômage et d’addiction aux opioïdes. C’est ce contexte, que décrivent des livres comme Hillbilly Elegy ou Strangers in their own land, ce qui a donné à Donald Trump son attrait auprès de certains électeurs qui étaient auparavant des supporters fidèles du parti démocrate. Plutôt que de proposer une perspective plus large sur les forces globales qui ont ruiné ces communautés, Trump leur donne un contre-discours dans lequel les immigrants et les élites sont les ennemis car ils ont volé leurs emplois, pour les premiers en acceptant des salaires inférieurs et pour les seconds parce qu’ils les ont déplacés dans d’autres pays. Ce discours a puissamment séduit et il continue de cimenter sa base politique.

« Le meeting ultime », manifestation pro-Trump à Washington le 16 septembre 2017. Les affiches indiquent bien les attentes et les angoisses de la classe populaire blanche.

Beaucoup ont cru que la pandémie aurait détourné jusqu’aux supporters les plus ardents d’un président qui n’a jamais montré aucune empathie pour les victimes de la maladie, pour ceux qui ont perdu leur emploi ou leur assurance santé du fait du chaos économique régnant depuis mars 2020. Cela n’a pas été le cas. La base trumpiste n’a pas dévié de son soutien farouche et inébranlable même lorsque le président a nié l’importance de l’épidémie alors qu’il avait été en parallèle informé de la gravité de la crise en cours en Chine. Il a été prouvé qu’il savait pertinemment dès le début quel le virus était mortel. Ridiculisant ses propres conseillers et experts en santé publique, et se moquant des efforts pour favoriser le port du masque, Trump a même utilisé sa propre expérience de la Covid-19 pour disséminer encore plus de mensonges et de contre-vérités à son sujet. Au lieu de limiter l’exposition de ses partisans en passant de meetings massifs à des réunions virtuelles, il a multiplié les événements et, selon certains, provoqué au moins 30 000 contaminations supplémentaires. Malgré tout cela, ses supporters n’ont jamais envisagé de voter pour Biden.  

Meeting de Donald Trump à Greenville, Caroline du Nord, le 17 juillet 2019 (source Wikicommons)

Alors que de nombreux observateurs craignaient que la Covid-19 expose la faiblesse du processus électoral, handicapé par toutes les variations existant entre les États et par l’absence d’une réglementation nationale, le système a en fait bien mieux tenu qu’attendu. Il n’y a pas eu de files d’attente démesurées ni d’erreur massive dans les bulletins transmis par la poste. Au lieu d’une pénurie d’assesseurs, on a vu de nouveaux volontaires se proposer, en particulier des jeunes. Plutôt que de rester chez eux par peur d’être contaminés, ils ont travaillé pour assurer que tous puissent voter, notamment en utilisant les possibilités de voter en avance dans des urnes installées partout où cela était possible.

Mais ce que cette élection a montré, c’est que les États-Unis font face à un problème politique profond et apparemment irrémédiable. Alors que Donald Trump continue à utiliser la justice pour tenter de renverser sa défaite – sans beaucoup de chance de succès – il renforce le fossé entre les deux factions de la société américaine, d’un côté la classe populaire et rurale blanche pleine de ressentiment, de l’autre les populations urbaines et suburbaines toujours plus diverses. La présidence Trump a arraché le pansement qui couvrait une blessure encore vive aux États-Unis, le fait de n’avoir pas encore dépassé la polarisation profonde. Même la pandémie n’a pas été capable d’unifier la population et de soigner la vraie maladie qui accable la nation.

Washington, le 13 novembre 2020

Caroline Fredrickson est professeure de droit à l’université Georgetown Law, directrice de recherche au Brennan Center, membre de l’American Law Institute et ancienne présidente de l’American Constitution Society. Elle est l’auteure de nombreux articles et de trois livres : The Democracy Fix, Under the Bus, and the AOC Way. Elle est ancienne élève des universités de Yale et de Columbia Law School.  Retrouvez son entretien réalisé dans le cadre de la conférence plénière du Congrès IdA 2019.