États-Unis Géographie

Sentinelles et points de bascule : deux concepts pour mieux appréhender la pandémie

Par David Blanchon, Professeur de géographie à l’Université de Paris Nanterre et chercheur à l’IRL Iglobes (CNRS/University of Arizona).

Mario Cuomo, gouverneur de l’État de New York (19 millions d’habitants) avait déclaré le 24 mars que ‘New York is the canary in the coal mine. New York is going first. We have the highest and the fastest rate of infection. What happens to New York is going to wind up happening to California, and Washington state, and Illinois, it’s just a matter of time. We’re just getting there first ». Il espérait alors que grâce à sa position de sentinelle (comparable à celle du canari que les mineurs utilisaient pour détecter la présence de gaz toxiques), et grâce à l’expérience acquise, l’Etat de New York pourrait permettre aux autres de prendre des mesures limitant la progression de l’épidémie lorsqu’elle arriverait. Il n’en fut rien.

Malgré les 32 000 décès enregistrés à New York, la flambée épidémique de COVID-19 dans les trois États les plus peuplés des États-Unis (Californie, Texas et Floride avec respectivement 39, 28 et 21 millions d’habitants) l’été suivant montre qu’aucune leçon n’a été tirée de l’expérience new-yorkaise. Et à ce jour, plus de 190 000 américains sont décédés du fait de la Covid-19, un bilan qui s’alourdit d’environ 1000 morts par jour.

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Figure 1 La diffusion de l’épidémie à trois dates aux Etats-Unis.

On voit sur cette image les « canaris » en avril – essentiellement New York et sa région – puis la diffusion vers la Floride, le Texas, la Californie du Sud et l’Arizona trois mois plus tard. La « reprise » de l’épidémie aux Etats-Unis n’est pas due à une « seconde vague », mais à la diffusion spatiale de l’épidémie.

Plus largement, le processus de diffusion de l’épidémie de Covid-19 entre les États fédérés des USA, marqué par un décalage dans le temps beaucoup plus important qu’entre les nations européennes, amène à s’interroger d’une part sur le rôle de territoires « sentinelles » qui pourraient permettre une plus grande préparation et d’autre part sur l’existence de « points de bascule », tant sanitaires que politiques, qui semblent constitutifs de cette épidémie.

L’échec des sentinelles

Face aux risques de pandémie, l’OMS a mis en place, bien avant le COVID-19, un réseau de surveillance dans des territoires où la transmission inter-espèces de virus pourrait avoir lieu. Leur le rôle est de donner l’alerte en permettant aux autres de se préparer. Comme l’écrit F. Keck (Dictionnaire Critique de l’Anthropocène, 2020 – article pandémie) « la pandémie repose sur une logique de sentinelles et de signaux d’alerte précoce. Au lieu de marquer un changement radical qui a déjà eu lieu et dont les traces sont visibles sur la terre, la pandémie annonce une catastrophe à venir mais dont les conditions écologiques sont déjà présentes. Se préparer aux pandémies à venir devient l’un des mots d’ordre de la vie collective à l’ère de l’Anthropocène : les bouleversements écologiques profonds sont signalés par l’émergence des nouveaux virus ».

Or, face au COVID-19, toutes les sentinelles ont failli. La ville de Hong-kong, par exemple avait tenu ce rôle et avait donné l’alerte face au SARS COV-1 et au virus de la grippe H5N1. Mais elle était éloignée du centre de diffusion du SARS-CoV-2 hors de Chine. Les autres laboratoires spécialisés dans la détection de maladies émergentes, disséminés à travers le monde, n’ont pas réussi non plus à détecter les signaux faibles d’émergence de ce nouveau virus, qui circulait vraisemblablement avant sa première explosion épidémique à Wuhan.[1]

À l’échelle plus locale, des territoires où le virus circulait largement n’ont pas été perçus comme porteurs de signes avant-coureurs de ce qui pourrait arriver dans le reste des pays concernés. Dans les grands États fédéraux comme les États-Unis ou le Brésil, certains lieux particulièrement touchés lors du début de l’épidémie n’ont pas été considérés comme des « territoires-sentinelles », indiquant la menace à venir pour le reste du pays, mais comme des cas particuliers non significatifs. Si ces territoires avaient été identifiés comme « le canari dans la mine », cela aurait sans doute permis de prendre des mesures préventives pour limiter l’épidémie. L’échec des sentinelles explique l’ampleur de l’épidémie au Brésil et au Etats-unis.

Des sentinelles marginalisées ?

Figure 2. Navajo Nation curfew lors du Memorial Day

Une première cause de l’échec des sentinelles pourrait être liée à « l’écologie politique » du virus, qui a atteint de façon disproportionnée des communautés marginalisées, dans tous les sens du terme : par leur situation géographique dans les marges spatiales des États (réserves amérindiennes), par leur appartenance raciale (afro-américains), par leur rang social (pauvres, immigrés…), voire par leur âge (résidents des EPHAD). Les signaux envoyés par ces sentinelles n’ont pas été reconnus comme pertinents – ou du moins très tardivement- par une large partie de la communauté « majoritaire ». Pour prendre un seul exemple, alors que le virus circulait activement dans le nord de l’État d’Arizona et que la réserve Navajo était soumise à un strict « lock-down » face à l’augmentation de la mortalité, le gouverneur D. Ducey leva dès le mois de mai les restrictions dans le reste de l’État pour favoriser la reprise économique dans les comtés les plus peuplés (et notamment dans les villes de Tucson et de Phoenix). Le weekend de trois jours du Memorial Day (25-27 mai), qui marque en Arizona la fin de l’année scolaire et le début des vacances d’été, se déroula ainsi comme d’habitude, avec de nombreux déplacements vers les lieux touristiques et les regroupements qui vont avec les fêtes familiales. Ce « retour à la normale » semble avoir joué un grand rôle dans la flambée épidémique des mois de juin- juillet. La situation des Améridiens, qui auraient pu jouer le rôle de sentinelles, n’a pas été prise en compte dans le reste de l’État.

Les comtés les plus touchés en valeur absolue sont Pima (21000 cas), et Maricopa (134 000 cas). Mais en pourcentage de la population, il s’agit des comtés du Nord-Est, où se situent les nations amérindiennes.

Figure 3 L’épidémie de COVID-19 en Arizona (source : https://www.azdhs.gov/preparedness/epidemiology-disease-control/infectious-disease-epidemiology/covid-19/dashboards/index.php)

Épidémie à bas bruit et points de bascule

Une deuxième hypothèse pour expliquer l’échec des sentinelles dans le cas de la Covid-19 semble être la nature même de l’épidémie, qui s’articule autour de deux états d’équilibre antagonistes séparés par des « points de bascule » difficiles à déterminer. Ce fonctionnement, bien documenté dans les sciences environnementales, repose sur l’idée qu’un système peut adopter deux états d’équilibre très différents et que le passage de l’un à l’autre ne se fait pas de façon graduelle, mais abrupte. Ces « points de bascules » sont définis comme : Point or threshold at which small quantitative changes in the system trigger a non-linear change process that is driven by system-internal feedback mechanisms and inevitably leads to a qualitatively different state of the system, which is often irreversible. This new state can be distinguished from the original by its fundamentally altered (positive and negative) state-stabilizing feedbacks. (Milkoreit et al. 2018[2]).

Figure 3. Points de bascule. D’après Sheffer et al. (2009 , “Early-warning signals for critical transitions”, Nature). Cette figure montre la différence entre les transitions linéaires (a), graduelles avec un point de rupture (turning point) (b), et catastrophiques autour d’un point de bascule entre deux états d’équilibre (tipping point) -(c) et (d).

Dans le cas de l’épidémie de Covid-19, les deux états en question seraient d’une part une circulation faible, avec quelques clusters localisés – situation de l’Arizona par exemple en mai 2020, et d’autre part une épidémie généralisée entraînant une forte mortalité et nécessitant des mesures drastiques de confinement pour être contenue. Entre les deux états, il n’y a pas de transition graduelle, mais des points de bascule (tipping points), avec relativement peu de signes avant-coureurs.

Une équipe de chercheurs, sous l’égide de l’Université d’Arizona, a étudié l’origine et la diffusion du virus lors des premières contaminations en Europe et aux États-Unis. Ils ont montré que « the value of detecting cases early, before they have bloomed into an outbreak, cannot be overstated in a pandemic situation ».  Selon eux, le fait d’anticiper le point de basculement, ne serait-ce que de quelques jours ou semaines,  couplé à un système de surveillance et des mesures préventives, permettrait de beaucoup mieux faire face à une nouvelle flambée épidémique.

Le rôle des sentinelles, primordial dans ce genre de situation, est alors rendu extrêmement difficile, car le comportement du système est très difficile à modéliser, et le risque de « fausse alarme » est très élevé.  On le voit assez clairement avec les polémiques à propos de l’émergence d’une « deuxième vague » dans les pays européens.

Une faillite d’abord politique

La faillite des sentinelles n’est donc pas du fait de celles-ci, mais bien plus de l’incapacité de nombreux dirigeants politiques à percevoir les signaux émis par elles. Certains ont choisi délibérément d’ignorer les conseils des experts au début de l’épidémie comme D. Trump, ou J. Bolsonaro. D’autres n’ont tout simplement pas su les voir. On peut cependant reconnaître l’extrême difficulté de la gestion d’une telle épidémie. Face à des points de bascule difficiles à prévoir dans des systèmes à deux états d’équilibre instables, prendre la bonne décision au bon moment est un redoutable défi.

En cela, la crise de la Covid-19 se rapproche beaucoup des questions climatiques pour lesquelles il est également possible qu’il existe deux états d’équilibre  très différents, séparés par des points de bascule – extrêmement difficiles à déterminer et à prévoir – , et non pas des évolutions graduelles. Dans ce type de fonctionnement, il est extrêmement difficile de déterminer la position du « point de bascule » et par conséquent de prévoir le passage dans un autre mode de fonctionnement..

Et comme dans le cas de la pandémie actuelle, les messages des sentinelles peuvent être perçus comme trop lointains (par exemple des incendies en Sibérie orientale ou l’effondrement de la calotte glaciaire) ou touchant des populations trop différentes (par exemple les éleveurs de la Corne de l’Afrique ou les habitants du Bengladesh ou des Maldives), pour être pris au sérieux avant qu’il ne soit trop tard.

Le courage politique, comme l’a vu le gouverneur M. Cuomo, consiste à anticiper sur le basculement dans un nouvel état irréversible et à agir avant qu’il ne soit trop tard en suivant les signaux d’alerte des sentinelles.

Tucson, le 14 septembre 2020

David Blanchon est professeur de géographie à l’Université de Paris Nanterre et chercheur au sein de IRL Iglobes à l’université d’Arizona (Tucson). Il remercie F. Keck, François-Michel Le Tourneau et Régis Ferrière pour leurs remarques et suggestions sur ce texte.


[1] Selon Lucy van Dorp et al., le virus aurait émergé dès octobre 2019, et il aurait pu être présent aux Etats-Unis dès décembre 2019. Lucy van Dorp, Mislav Acman, Damien Richard, Liam P. Shaw, Charlotte E. Ford, Louise Ormond, Christopher J. Owen, Juanita Pang, Cedric C.S. Tan, Florencia A.T. Boshier, Arturo Torres Ortiz, François Balloux (2020) : “Emergence of genomic diversity and recurrent mutations in SARS-CoV-2, Infection”, Genetics and Evolution, Volume 83, 2020.

[2] Milkoreit M., Hodbod J., Baggio J., Benessaiah K., R Calderón-Contreras R. Donges J., Mathias J.-D.,Rocha J.-C., Schoon M.,Werners S. (2018): “Defining tipping points for social-ecological systems scholarship—an interdisciplinary literature review”, Environmental Research Letters, 13 (3), 033005.