« Notre argent doit soutenir ce qui crée de la valeur et soutenir nos valeurs ».
Le 10 juin dernier, le secrétaire d’Etat Mike Pompeo justifiait en ces termes les demandes américaines de réforme de l’Organisation panaméricaine de la santé (OPS). Si ce précepte éclaire l’approche de l’administration Trump envers les organisations multilatérales, c’est aussi un bon résumé de son attitude vis-à-vis de l’aide au développement, notamment en Amérique Latine. Une politique qui ne semble pas s’être réellement infléchie malgré la crise sanitaire et économique qui ravage le continent.
Depuis son arrivée au pouvoir, l’administration Trump n’a eu de cesse de réduire l’enveloppe destinée à l’aide au développement, mettant en pratique sa doctrine « America first ». Dès 2017, elle a proposé un budget pour l’Amérique latine en baisse de 36%, de 1,7 milliard de dollars en 2017 à 1,09 en 2018. Si les réductions envisagées touchaient tous les domaines, y compris les programmes d’assistance militaire ou de lutte contre le trafic de drogue relevant du Département d’Etat, le financement de l’Agence pour le développement international (USAID), qui administre la plus grosse partie de l’aide au développement et de l’aide humanitaire, était particulièrement visé. Nombre de programmes financés par cette aide, notamment en Colombie et en Amérique Centrale, font l’objet d’un soutien bipartisan au Congrès, et ce dernier a donc retoqué la proposition de l’exécutif en maintenant un niveau d’aide similaire à celui des années précédentes.
Le processus s’est reproduit les années suivantes, au point que le président de la Commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants, le démocrate Eliot Engel, a accueilli ainsi la proposition budgétaire pour 2021 :
L’action modératrice du Congrès a toutefois ses limites, comme l’a montré en mars 2019 la décision de l’administration de suspendre l’aide au Guatemala, au Honduras et au Salvador, sous prétexte de leur incapacité à stopper l’émigration vers les Etats-Unis. Une partie des financements a par la suite été rétablie après la signature avec ces trois pays d’accords de coopération qui les désignent comme des pays sûrs pour accueillir les demandeurs d’asile en route pour les Etats-Unis ayant traversé leur territoire, les transformant en sas qui bloquent les flux migratoires loin de sa frontière sud (voir le billet d’Isabelle Vagnoux sur ce blog).
La coopération des Etats concernés en matière migratoire est devenue le critère majeur d’octroi de l’aide, au mépris de l’examen de leur bilan en matière de droits humains. Un domaine pour lequel l’administration Trump manifeste peu d’intérêt, comme le montre la diminution de 75% du financement des programmes dédiés à la promotion de la démocratie et des droits humains au Guatemala, ou encore l’incapacité du Département d’Etat à s’opposer à la décision du président Jimmy Morales de démanteler l’International Commission Against Impunity (une organisation anti-corruption soutenue par les Nations Unies) au Guatemala. De même, le Honduras a récupéré une partie de l’aide suspendue, malgré le fait que le président Juan Orlando Hernandez est accusé d’avoir utilisé de l’argent issu du trafic de drogue pour financer sa campagne électorale. La hiérarchie des « valeurs » de l’administration Trump semble donc assez claire…
L’explosion de la pandémie n’a absolument pas modifié cette subordination de l’aide américaine à la satisfaction des intérêts politiques immédiats de Donald Trump. D’ailleurs, quand, en avril, le président s’est enfin exprimé au sujet de l’épidémie en Amérique Latine, en annonçant l’envoi d’équipements médicaux au Honduras, à l’Equateur et au Salvador, il s’est hâté de préciser que ce dernier avait « bien travaillé avec nous sur l’immigration » :
Malgré tout, la réalité de la pandémie a fini par contrarier la coopération migratoire : le Guatemala a ainsi refusé à plusieurs reprises de recevoir des vols rapatriant ses ressortissants après que plusieurs cas de COVID-19 ont été détectés parmi les passagers de précédents vols. En avril, le ministère de la santé estimait que les migrants rapatriés représentaient presque 20% des 500 cas de COVID-19 alors détectés dans le pays.
En mai dernier, le département d’Etat se vantait du leadership des Etats-Unis dans la lutte contre la COVID-19, soulignant que 775 millions de dollars d’aide d’urgence avaient été débloqués à destination des gouvernements et des ONG dans plus de 120 pays. Au 2 juillet, quelques 112 millions de dollars supplémentaires ont été annoncés pour aider l’Amérique Latine à combattre la pandémie. Cependant, l’attitude de l’administration Trump envers l’organisation clé pour organiser la réponse sanitaire, l’Organisation panaméricaine de la santé, est révélatrice de sa détermination à faire passer la crise après ses propres priorités stratégiques.
Dans le budget proposé pour l’année fiscale 2021, la dotation de l’organisation est réduite à 16,3 millions de dollars, soit une baisse de 75% par rapport à 2019. Dans une lettre publiée dans The Lancet, des experts techniques de l’OPS ont averti que l’organisation était au bord de la banqueroute, du fait de paiements non effectués ou retardés, attribuables pour 67% d’entre eux aux Etats-Unis. En juin dernier, Mike Pompeo a annoncé que les Etats-Unis ne maintiendraient leur contribution que si une enquête était ouverte sur le programme « Maís Medicos », qui permettait l’envoi de personnels médicaux, majoritairement cubains, dans des régions reculées du Brésil. L’administration Trump reproche à l’OPS d’avoir couvert ce qu’elle considère comme du travail forcé, faisant écho à des accusations émises par Jair Bolsonaro peu après son élection, qui avait décidé Cuba à mettre fin à sa participation au programme au Brésil. Tout en niant ces accusations, l’OPS vient d’annoncer l’ouverture d’une enquête indépendante. Un souci d’apaisement compréhensible, la contribution des Etats-Unis représentant 60% de son budget.
Autre exemple de la volonté de peser sur les institutions interaméricaines, le choix de Mauricio J. Claver-Carone, partisan de la ligne dure envers Cuba et le Venezuela, comme candidat à la présidence de la Banque Interaméricaine de Développement (Inter-American Development Bank ou IDB), une décision qui rompt avec la tradition d’y nommer un Latino-Américain. Parmi les observateurs, les optimistes retiennent que Claver-Carone est un des artisans du programme América Crece (Growth in the Americas program), une réponse aux projets de développement d’infrastructures généreusement déployés par la Chine dans la région. Sa nomination serait le signe que Washington s’intéresse enfin à l’IDB. Les pessimistes craignent que le nouveau directeur exploite la vulnérabilité des pays latino-américains face à la crise sanitaire pour obtenir un alignement sur la position des Etats-Unis au sujet de la « troïka de la tyrannie », le trio Cuba-Venezuela-Nicaragua.
En effet, la pandémie n’a pas modifié la propension de l’administration Trump à politiser l’aide au développement, comme le montre les tensions actuelles au sein de l’Agence pour le développement international. Le départ de son directeur Mark Green en mars dernier a été l’occasion pour la Maison Blanche d’y placer plusieurs personnalités conservatrices et controversées, au grand dam des employés. Beaucoup y voient une tentative de prise de contrôle de l’agence qui menace sa neutralité et le soutien bipartisan dont elle fait l’objet. Son directeur intérimaire, John Barsa, s’est déjà illustré en écrivant au secrétaire général de l’ONU pour exiger le retrait de toute mention des « droits reproductifs et sexuels » de son plan mondial de réponse humanitaire à la pandémie COVID-19, suscitant la colère des Démocrates. Ces derniers se sont également inquiétés de la façon dont l’agence gère les distributions de ventilateurs tant vantées par l’administration, jugeant que « l’influence du Conseil de sécurité nationale sur ces décisions (…) provoque l’irruption d’agendas politiques » qui interfèrent dans la façon dont l’aide sanitaire est allouée.
Alors que la compétition avec la Chine s’intensifie à la faveur de la pandémie, et que Pékin déploie sa diplomatie médicale en Amérique Latine, l’administration Trump semble donc rester fidèle à une approche de l’aide au développement focalisée sur la satisfaction d’objectifs de court terme et incapable de répondre aux défis majeurs auxquels fait face le continent.
Aix-en-provence, le 29 juillet 2020
Floriane Blanc est docteure en civilisation américaine de l’Université d’Aix-marseille. Elle a obtenu le prix de thèse 2019 de l’Institut des Amériques.