Le printemps chilien
Fin 2019, le printemps chilien n’a pas été un printemps silencieux et il a été entendu bien au-delà des frontières nationales. La succession de manifestations a mis en cause les fondements du « modèle chilien », c’est-à-dire une croissance économique qui, malgré de timides tentatives de réformes, alimente de profondes inégalités sociales, facilite l’exploitation à tout va des ressources naturelles au bénéfice de quelques-uns et détériore l’environnement. C’est aussi un modèle social qui place une grande partie de la population entre d’un côté l’espoir d’une ascension sociale grâce aux études et les mirages de la consommation, et de l’autre côté le poids des dettes et la crainte de perdre son emploi ou de faire face à des problèmes de santé.
La contestation a traversé l’ensemble de la société et les manifestations rassemblé un nombre exceptionnel de manifestants. Les réseaux sociaux ont notamment fait connaître dans le monde entier les performances des activistes, tel le groupe Las Tesis dénonçant dans un style percutant la domination masculine et l’ordre patriarcal, ou les interventions du MODATIMA, collectif de défense des droits à l’eau et à un environnement sain. Ce n’était pas seulement un problème de redistribution sociale qui était posé, mais une exigence de rediscuter les principes fondamentaux de l’organisation sociale du pays.
Les partis politiques ont été très rapidement dépassés, incapables de répondre aux revendications. Le président de centre-droit Sebastian Piñera a accumulé les erreurs de communication, se montrant maladroit et peu en empathie avec les citoyens chiliens et leurs besoins. La police a violemment réprimé les manifestations au lieu d’en assurer la sécurité. Bien que balayé d’un revers de main par le gouvernement, le rapport spécial des Nations-Unies, préparé sous l’autorité de l’ancienne présidente Michelle Bachelet, Haute Commissaire aux droits de l’homme, a pointé de graves problèmes à ce sujet. L’année s’est achevée avec la promesse d’un référendum sur une réforme constitutionnelle.
L’état de catastrophe pour répondre à la crise sanitaire
L’arrivée de la Covid-19 a conduit à réordonner toutes les priorités. Dans un premier temps, même si l’épidémie était en vue, le gouvernement chilien n’a pas pris de mesures fortes. Seules les personnes revenant de voyage avaient l’obligation de respecter deux semaines de quarantaine à leur arrivée. Au début du mois de mars, qui coïncide avec la rentrée scolaire et la reprise générale de l’activité après les congés d’été, ce sont les maires et les recteurs d’université qui ont décidé, contre l’avis du gouvernement, de ne pas reprendre les cours ou de les interrompre. Comme dans d’autres pays latino-américains (notamment la Colombie), les gouvernements locaux ont réagi plus vite que le gouvernement central, qui a ensuite cherché à reprendre la main.
Le 18 mars, le président Piñera déclarait l’état de catastrophe nationale sur l’ensemble du territoire, ce qui permet à l’Etat d’intervenir directement dans la gestion de la crise et d’employer pour cela les forces de défense. Le Chili fait le choix d’un confinement partiel, limité aux communes les plus touchées par la maladie. L’entrée et la sortie de ces communes sont interdites, sauf circonstances exceptionnelles. Des douanes sanitaires interrompent les grands axes et les entrées des villes pour limiter les déplacements de personnes à risque. Un passeport sanitaire devrait être distribué aux personnes ayant eu la maladie. Des centres d’hébergement ont été rapidement habilités pour isoler des malades. Un plan de soutien économique cible les entreprises et un plan social les foyers les plus pauvres. Toutefois les salariés perdant leur emploi sont orientés vers les caisses de chômage auxquelles ils ont cotisé, sans garantie d’être réembauchés par la suite. Fort de ses réserves financières, le Chili a pu mobiliser des fonds, comme il l’avait fait après les crises de 2008 pour soutenir son économie.
Une catastrophe pas comme les autres
Le Chili est habitué aux catastrophes. Elles sont généralement d’origine tellurique : tremblements de terre, raz-de-marée, éruptions volcaniques. Face à ces dangers, l’Etat et la société savent à peu près comment réagir, protéger les personnes et les infrastructures, parer au plus urgent et attendre un retour à la normale. Mais la crise actuelle n’est pas comme les autres : elle est d’origine sanitaire et touche tout le territoire. L’Etat chilien a été capable de mettre rapidement en place des mesures de contrôle mais pas d’enrayer l’épidémie. Selon les chiffres officiels, il y aurait 10 000 cas enregistrés et 126 décès un mois après l’annonce du président.
La gestion de crise soulève plusieurs questions. Sur le fond, bien qu’il existe un plan national, la crise met en évidence les disparités d’accès à la santé selon les régions et les niveaux de revenus. En y mettant le prix, on peut accéder à des prestations médicales de haut niveau dans les cliniques privées, alors que les hôpitaux publics dressent de funèbres listes d’attente pour les patients atteints de pathologies graves, pourtant couvertes en principe par le système public universel. Avec la Covid-19, un effort particulier semble avoir été fait pour faciliter l’accès aux tests pour tous, y compris pour les plus modestes, mais les personnels soignants des hôpitaux publics se plaignent du manque de moyens. Enfin, les conditions de vie accentuent la vulnérabilité sanitaire des populations défavorisées. L’hiver arrive et chaque hiver la pollution et l’absence de chauffage adéquat dans les logements provoquent des problèmes respiratoires dans les quartiers populaires de l’Ouest de Santiago parmi les familles à faibles revenus. C’est là aussi que les problèmes d’obésité sont plus marqués avec le risque d’accentuer la létalité de la maladie. Si l’épidémie a démarré dans les beaux quartiers, c’est dans les couches populaires, qui cumulent les facteurs de risque, qu’elle risque de faire le plus de victimes.
La chute des cours du cuivre, principale exportation du Chili, de 2,85 à 2,09 $ la livre depuis le début du mois de mars, a conduit la Banque Centrale à annoncer une récession pour 2020. Une longue paralysie de l’économie viendrait l’aggraver. Le président Piñera veut autoriser rapidement une reprise normale de toutes les activités pour maintenir l’activité. Néanmoins, ces décisions de réouverture rapide des écoles, des bureaux, des restaurants et des magasins suscitent de nombreuses inquiétudes, alors que l’épidémie n’est pas contrôlée. La croissance économique est importante, mais à quel prix en vies humaines et surtout pour qui ?
En effet, ce qui se joue à moyen terme c’est le dénouement de la crise politique de 2019. Le référendum constitutionnel prévu pour le mois d’avril a été reporté au mois de novembre, suite à un accord des partis. La réaction du gouvernement face à crise lui permettra-t-elle d’affronter cette échéance en position de force ? Pour le moment, la gestion de crise ne lui a pas valu de gain de popularité. Pourtant, dans le contexte latino-américain, l’Etat chilien n’est pas le moins présent ni le moins efficace pour appliquer des mesures fortes grâce à la centralisation du pouvoir, à des forces de l’ordre bien équipées et entraînées et grâce à sa capacité financière. Mais c’est précisément ce contre quoi les manifestants du printemps chilien s’élevaient : contre une centralisation excessive synonyme d’autoritarisme et de machisme, contre des forces de l’ordre qui ont rompu les règles démocratiques, contre aussi un système économique qui nourrit les inégalités. Ainsi, plutôt que de faciliter le retour à l’ordre établi, la crise du Covid-19 peut aussi donner une nouvelle vigueur aux revendications politiques.
Paris, le 23 avril 2020
Sébastien Velut est professeur de géographie à l’Institut des Hautes Etudes de l’Amérique Latine (IHEAL) – Sorbonne Nouvelle, (UMR CREDA) et responsable du Master Erasmus Mundus Laglobe. Il a été membre de la commission recherche de l’Institut des Amériques
4 réponses sur « Chili : de la protestation sociale à la crise sanitaire (et retour) »
[…] d’un combat contre les injustices héritées de la dictature de Pinochet, combat dont le soulèvement populaire d’octobre 2019 est un clair exemple. Pour Elvira Hernández, « cette distance physique devrait être évidente […]
[…] les principaux partis et, de l’autre, la grande majorité des citoyens et des classes populaires, est au cœur de la défiance qui s’est installée. Ceci d’autant plus que le coronavirus est venu, comme sous d’autres latitudes, mettre à nu […]
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[…] y los principales partidos y, por otro lado, la mayoría de los ciudadanos y las clases populares, está en el centro de la desconfianza que se ha instalado. Tanto más desde que llegó el coronavirus, como en otras latitudes, ha puesto al descubierto las […]