Avec soixante-seize personnes contaminées et six décès (à la date du 28 avril 2020) Haïti est dans la Caraïbe l’un des pays les moins touchés par la Covid-19. L’expansion de la pandémie (déjà 282 morts en République Dominicaine voisine) ne semble pas inquiéter outre mesure ni les autorités, ni les habitants, alors que les vulnérabilités sont multiples et la préparation des dispositions de secours rien moins qu’assurée : on assiste depuis plusieurs semaines à une réaction globale qui varie de l’incrédulité au déni. Il faut distinguer trois acteurs significatifs dans la définition d’une attitude commune face à ce nouveau défi.
Une population déjà éprouvée et fataliste
D’un côté, il y a la population. Elle a déjà connu le séisme de 2010 (300 000 morts) le choléra en 2010 (plus de 10 000 morts) et divers épisodes cycloniques ces dernières années (dont Matthew en 2016, 3 000 morts). Cette population est, sinon résignée, du moins habituée aux catastrophes et celle-ci, qui touche d’abord les pays riches et lointains, ne paraît pas une menace suffisante pour provoquer un changement des habitudes quotidiennes. De sorte que les consignes de confinement et de distanciation sociale dictées par les autorités ne sont pas suivies d’effet. Il a fallu l’intervention musclée de la police pour contraindre certains pasteurs à fermer les temples où non seulement ils continuaient de prêcher en toute impunité, mais surtout mettaient au défi le virus de les atteindre, eux qui bénéficient d’une protection divine garantie. Les gestes dangereux et carrément provocateurs, comme de passer sur le visage de tous les fidèles un même mouchoir en guise de bénédiction, provoquèrent un tollé sur les réseaux sociaux et obligèrent le gouvernement à intervenir.
Les réseaux sociaux constituent un autre élément du débat et de la perception publique du virus. Dans un pays où les fake news pullulent, et en l’absence de toute autorité publique, académique ou sanitaire capable d’assumer un discours d’État sur le sujet, la rumeur prétend que le virus est une invention du gouvernement pour susciter de nouvelles aides budgétaires de la part des bailleurs habituels. On le met sur le compte de l’imagination et de la corruption du gouvernement. Rien ne fut fait pour se protéger avant la fin du mois de mars, après que fut déclaré le premier cas en Haïti : c’était le 19 mars, un ressortissant belge rentré de voyage avec le virus dans ses bagages.
Une réaction gouvernementale tardive dans un pays bloqué
D’un autre côté, il y a les autorités de l’État. Celles-ci, largement décrédibilisées par les scandales successifs liés à la gestion des fonds du Petrocaribe, n’ont plus la légitimité nécessaire pour être tout simplement écoutées, voire entendues.
La réaction du pouvoir a été dans un premier temps de faire le silence, en attendant de voir ce que proposerait l’OMS. Lorsque la réaction est venue, avec le retard que l’on sait, les autorités gouvernementales ont réagi avec un suivisme qui laissa la population pantoise. Autant il était déraisonnable à Paris de se ruer dans les cafés et les restaurants pour fêter « le dernier soir avant le confinement », autant il était impossible à Port-au-Prince d’appliquer les nouvelles consignes : comment se laver souvent les mains lorsqu’il n’y a pas d’eau au robinet ? Comment se munir de masques lorsqu’il n’y en a guère ? Les gens se ruèrent dans les marchés, au mépris des règles élémentaires de précaution. Mais cette cohue ne concernait que les catégories urbaines capables de constituer des stocks. Dans un pays où 80% de la population vit avec moins de deux dollars par jour, les réserves sont impossibles et les équipées quotidiennes à la recherche d’une pitance sont indispensables. Le couvre-feu imposé depuis le 19 mars à partir de la tombée de la nuit n’est respecté par personne. Mais il n’y avait déjà personne dans les rues de la capitale à partir d’une certaine heure. Il s’agit donc d’une interdiction pour rien.
Dans les faits, le pays se trouvait déjà quasiment confiné depuis au moins six mois du fait du blocage du territoire (Peyi lok) provoqué par la tension extrême régnant suite aux manifestations appelant au départ du pouvoir du régime de Jovenel Moise accusé de corruption et de dilapidation des fonds publics. Rien de nouveau sous le soleil après le 19 mars, donc. Seul le type de confinement est nouveau, car il combine les caractéristiques de deux précédentes crises : l’épidémie de choléra et le couvre-feu de fait dû à l’agitation sociale depuis juillet 2018.
La population, elle, n’a pas les moyens d’un confinement efficace contre la Covid-19. Elle croit même disposer dans la pharmacopée traditionnelle assez de recours pour combattre efficacement la maladie. Certaines personnalités éminentes notamment dans le milieu vodou n’hésitèrent pas à proposer leurs services (payants, bien entendu) pour soigner la maladie.
Un jeu politique gagnant pour le pouvoir en place
Lorsque la nouvelle des premières victimes est parvenue en Haïti, la réaction a été d’autant plus désinvolte que les médias occidentaux, par lesquels filtrent les informations, avaient largement insisté sur la dimension régionale, voire uniquement chinoise, du problème au point que rien ou presque n’a été fait à temps pour empêcher l’entrée du virus sur le territoire des pays européen. Nous étions en décembre et le pays sortait à peine des troubles du Peyi Lok. La tendance à la décrue des manifestations, déjà sensible au mois de novembre, était devenue manifeste à la fin de l’année, par un repli évident des préoccupations de chacun sur des soucis de commémoration en famille de la fête religieuse la plus importante de l’année. Par souci de fêter Noël et la Saint Sylvestre dans le calme, les manifestations avaient déjà baissé d’intensité.
La consigne de confinement est venue renforcer cette tendance et le nouveau premier ministre Joseph Jouthe, nommé après le renvoi de Michel Lapin, très impopulaire, a pu profiter de cette opportunité pour donner l’impression de contrôler la situation. Le pouvoir est donc sorti doublement gagnant de l’épreuve : il a gagné par le confinement un moyen d’empêcher l’opposition de reprendre ses manifestations et il a pu redorer le blason de sa gestion.
Mais l’heure est désormais à la reprise des activités. Un mois exactement après la découverte du premier cas, le gouvernement a décidé le dimanche 19 avril de commencer un déconfinement partiel, en autorisant les usines à fonctionner au tiers de leurs effectifs, alors que les écoles, les universités et les lieux de prière restent fermés. S’agit-il de mesures à contretemps de l’évolution de la pandémie ou d’un choix avisé pour ne pas faire porter au pays plus de souffrances économiques qu’il ne peut en porter ? L’avenir le dira.
Paris, le 28 avril 2020
Jean Marie Théodat est géographe, Maître de Conférences à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne et professeur à l’Université d’État d’Haïti. Il est membre du Pôle de Recherche et d’organisation de l’Information Géographique (laboratoire PRODIG), du Laboratoire des Relations Haitiano Dominicaines, (Lareho), et du laboratoire en Urbanisme résilient, (URBALaB) à Port-au-Prince.