L’Amérique latine est considérée par l’Organisation Mondiale de la Santé comme le nouvel épicentre mondial du virus depuis le 22 mai dernier. Semblant s’en sortir plutôt mieux que ses voisins dans les données reportées au niveau international (Figure 1), la Colombie ne fait pourtant pas exception à la règle et affronte la brutalité du choc pandémique depuis plus de trois mois maintenant.
Dans un premier temps, la crise sanitaire dans le pays a impliqué presque immédiatement la mise sous tension des capacités hospitalières, déjà très limitées avant la pandémie (1,7 lits d’hôpital pour 1000 habitants et seulement 1,3 infirmières pour 1000 habitants en 2018). Face à cette faiblesse structurelle du système de santé et à l’hétérogénéité régionale de la diffusion du virus dans le pays, l’OCDE que la Colombie vient officiellement d’intégrer le 28 avril, appelle à une gestion plus décentralisée de la crise. Pourtant, loin de la réactivité proportionnée promise par les politiques de décentralisation successives appliquées dans le pays, c’est essentiellement la désorganisation qui prévaut. Oscillant entre passivité de l’intervention du gouvernement et détermination des municipalités notamment à Bogota, les différents échelons administratifs ont beaucoup de mal à intervenir de manière adaptée et à fournir les moyens nécessaires de protection ou de subsistance. Ce phénomène est particulièrement perceptible dans les zones urbaines vulnérables de la capitale. Des quartiers entiers ont parfois été coupés du reste de la ville pris sous un confinement strict, comme à Kennedy, lorsque d’autres, plus vulnérables, sont confrontés à la pression des forces de l’ordre et à la démolition programmée des habitations informelles à Ciudad Bolivar au Sud de Bogota.
Introduites pour faire face en urgence à l’intensité de la crise sanitaire, les mesures de confinement à géométrie variable en fonction des zones géographiques ont dans un second temps engendré des répercutions socioéconomiques d’une ampleur encore loin d’être connue ou même estimée. Malgré cette profonde incertitude sur les effets de long terme, les conséquences sont d’ores et déjà nombreuses et cumulatives. La contraction de la demande et de l’offre intérieures, le brusque arrêt des échanges internationaux et la chute des prix des matières premières pour une économie capitaliste colombienne basée sur l’exportation de ressources naturelles telles que le pétrole constituent une formule détonante amenant à la destruction massive d’emplois (près de six millions à l’échelle nationale), et à la remise en cause des fragiles résultats obtenus dans la lutte contre la pauvreté ces quinze dernières années. Répercussions directes de cette onde de choc, les demandes d’aides d’urgence se font de plus en plus pressantes face à la perte de revenus du travail et à la faim qui refait brutalement surface au cœur de la capitale.
In fine, les défaillances institutionnelles se découvrent jour après jour, laissant s’installer, en Colombie comme ailleurs, un débat insoutenable autour d’un arbitrage de court-terme entre « coûts » sanitaires et « coûts » socioéconomiques, poussant notamment le gouvernement à défier les mesures sanitaires qu’il avait lui-même promues par la mise en place d’un jour sans TVA (« día sin IVA ») au cœur du confinement. Malgré ces interventions plus hasardeuses pour la santé des Colombiens et contre-productives pour les ressources de l’Etat qu’efficaces pour une hypothétique relance économique, cette crise s’inscrit bien dans le temps long et les appels à reconsidérer tant les « coûts » sociaux de long terme que la perspective d’une nouvelle « décennie perdue » en Amérique latine se font de plus en plus larges (McKee et Stugler 2020[1]). Pourtant, si parmi les experts latino-américains beaucoup s’accordent sur la nécessité de porter à nouveau le regard sur la faiblesse des capacités de la protection sociale au niveau régional, très peu remontent le fil et reviennent sur l’échec des compromis sociaux façonnés depuis une trentaine d’années notamment en Colombie.
Durant les années 1990 et le mise en œuvre du second consensus de Washington, le gouvernement qui avait introduit une sécurité sociale publique par la loi 100 de 1993 suite à la réforme constitutionnelle de 1991, envisage rapidement la restriction de son champ d’application, en cohérence avec les objectifs de « bonne gouvernance » rationnalisant la dépense publique (Salama et al. 2005[2]). A partir des années 2000, ce paradigme se renforce encore et c’est désormais la substitution lente et progressive de cette sécurité sociale nouvelle qui est alors envisagée, par l’articulation entre les logiques de la lutte contre la pauvreté et celle de financiarisation du marché de la protection. Dans le bas de la structure sociale, les programmes de cash-transfer tels que l’historique « familias en acción » en Colombie se focalisent sur un ciblage « pro-poor » réinscrivant la protection sociale, pour les ménages pauvres et vulnérables, dans le champ plus limité de l’assistance. Dans le haut de la hiérarchie socioéconomique, les mécanismes assurantiels publics sont petit à petit délaissés au profit de l’élargissement de la financiarisation de la protection dans un contexte de diminution du taux de contribution des plus aisés. Loin de renforcer les capacités de l’Etat et des ménages vulnérables, cette déconstruction à la fois historique, institutionnelle et paradigmatique rend de fait le système social fragile, segmenté et parcellaire.
Ainsi, à la veille du choc pandémique, si la grande majorité des ménages colombiens était couverte par un filet minimal d’assistance via un système mixte (contributif ou subventionné, vestiges de la loi 100 de 1993), environ 10% d’entre eux y échappaient toujours et, pour le reste, la couverture se limitait bien souvent aux soins de base et se traduit par des prises en charge de piètre qualité. Pour les multiples autres risques sociaux (chômage et vieillesse en particulier), les ménages sont renvoyés individuellement à leur propre condition sociale, leur permettant de bénéficier, sous conditions, de programmes de cash-transfer. Pour une petite une minorité aisée, le secteur assurantiel privé permet de bénéficier d’une prise en charge équivalente à celle obtenue des pays à plus haut niveau de développement humain. Conséquence de cette fragmentation structurelle, les inégalités d’accès aux moyens de prévenir les risques sont élevées dans le pays et se cumulent avec de nombreuses autres formes de disparités, entre zones urbaines et rurales, entre hommes et femmes ou vis-à-vis des populations indigènes.
Autre implication de ce système segmenté, les coûts de couverture sont très souvent prohibitifs pour les ménages qui sont très nombreux à renoncer à se protéger comme le montrent des travaux dans la région (Koch et al. 2017[3]). Les plus pauvres ou vulnérables sont alors contraints de faire reposer tout ou partie de leur couverture sur des solidarités de proximité fragiles et menacées en cas de chocs covariants, comme l’a démontré cruellement l’effet du confinement sur l’affaiblissement des capacités intracommunautaires à Bogota notamment. En dépit de la relative universalité du modèle de protection et de sa place dans l’agencement institutionnel propre à la forme prise par le capitalisme en Colombie, le compromis social stabilisé jusqu’ici condamnent nombre de ménages au cercle vicieux de la « trappe à vulnérabilité », qui les maintient dans des situations de fragilité sociale. Dépendants uniquement des revenus du travail obtenus à travers des emplois de mauvaise qualité, ils sont d’autant plus exposés aux risques contre lesquels ils ne sont pas ou peu couverts (Deguilhem et Vernot Lopez 2020[4]).
En définitive, l’association entre cette fragmentation structurelle des mécanismes de protection et la force du choc pandémique imposent de reconsidérer l’état social par delà le prisme étriqué de l’assistance urgentiste pour renouer enfin avec un compromis social-développementaliste en Colombie en particulier et en Amérique latine en général (voir la manière dont la question se pose au Pérou). Si l’issue de cette crise multiple est aujourd’hui bien incertaine, retrouver l’idée d’une protection sociale vue comme un « ensemble de médiation entre ordre économique, politique et domestique » permettant de (ré)-encastrer les formes les plus éclatées de protection, depuis les solidarités familiales ou communautaires jusqu’aux dispositifs abandonnés au marchés (Lautier et al. 1995[5]), doit être considérée comme une nécessité plus impérieuse encore que la relance économique d’un modèle aussi défaillant que fragilisé. « (Re)-faire société » après le choc et prévenir les futurs bouleversements socio-environnementaux déjà là dans un pays marqué par les inégalités, passera par la recomposition d’un compromis national en faveur d’une protection sociale unifiée, étendue et réinstitutionnalisée.
Paris, le 1er juillet 2020
Thibaud Deguilhem maître de conférences en économie à l’Université de Paris et chercheur au laboratoire Dynamiques Sociales et Recomposition des Espaces (LADYSS) UMR 7533. Membre du Comité scientifique du Congrès 2021 de l’IdA. Ses travaux portent principalement sur les inégalités sur le marché du travail, les institutions de l’emploi, les conditions de vie des ménages et les politiques de protection sociale en Amérique latine et en Afrique. Site personnel : www.tdeguilhem.com et publications accessibles sur ResearchGate
[1] McKee, M., & Stuckler, D. (2020). If the world fails to protect the economy, COVID-19 will damage health not just now but also in the future. Nature Medicine. 9 Avril 2020.
[2] Salama P., Marques-Pereira J., Lautier B., Le Bonniec Y., Rodriguez Salazar O. & Giraldo C. (2005). Sistemas de protección social: entre la volatilidad económica y la vulnerabilidad social. Bogota : Universidad Nacional de Colombia.
[3] Koch, K. J., Cid Pedraza, C., & Schmid, A. (2017). Out-of-pocket expenditure and financial protection in the Chilean health care system-A systematic review. Health Policy, 121(5), 481–494.
[4] Deguilhem T. & Vernot Lopez M. (2020). De la informalidad a la calidad del empleo: ¿cuáles son los desafíos para américa latina? Foreign Affairs Latinoamerica, 20(1), 44–53.
[5] Lautier, B., Belorgey, J. & Holland, S. (1995). L’État et le social. Dans : Bruno Théret éd., L’État, la finance et le social (pp. 483-533). Paris : La Découverte.