États-Unis Civilisation

La pandémie risque-t-elle de renforcer le nationalisme économique américain ?

Par Jean-Baptiste Velut, maître de conférences en Politique Américaine à l’Université Sorbonne Nouvelle (CREW) et membre du Conseil scientifique de l’IdA.

La chute de Donald Trump dans les sondages pourrait être le dernier acte d’une tragi-comédie qui a secoué la société américaine depuis quatre ans : un Président à la fois germophobe et xénophobe voit son avenir politique compromis par une pandémie mondiale originaire de la Némésis chinois, puissance rivale ciblée par le nationalisme économique trumpien. À première vue, l’émergence d’un fléau international menaçant les frontières américaines semblait pourtant s’inscrire parfaitement dans le récit nationaliste du « carnage américain » imaginé par le président américain dans son discours inaugural. Pourtant les liens entre la pandémie, le nationalisme économique et la mondialisation sont complexes, qui plus est au sein d’un modèle fédéral où l’action des états et des villes priment parfois sur l’intervention fédérale (sur ces dynamiques locales, lire les contributions respectives sur Covidam de Victoria Gonzalez Maltes et d’Emmanuelle Perez Tisserant)

Si la fascination du Président américain pour les régimes autoritaires aurait pu nous laisser croire qu’il entrerait dans une dérive sécuritaire incarnée par un renforcement du pouvoir exécutif, la réponse du millionnaire new yorkais face à la crise du coronavirus a été beaucoup plus confuse, à l’image de son rapport ambigu au fédéralisme. Après avoir minimisé l’ampleur de la crise sanitaire, la Maison Blanche a joué la carte de la décentralisation, affirmant qu’il incombait aux gouverneurs de gérer leur approvisionnement en masques, respirateurs et autres équipements médicaux. Difficile de voir dans ce retrait de l’État fédéral face à la crise et dans la foire d’empoigne qui en a résulté une quelconque affirmation du nationalisme économique trumpien. Il en est de même pour la réouverture de l’économie : en dehors de sa préférence affichée pour un déconfinement rapide, l’administration républicaine a préféré transférer la responsabilité de la gestion de crise aux États plutôt que d’imposer une ligne fédérale ferme dont elle aurait porté la responsabilité.

À l’échelle mondiale, la pandémie a cependant permis de justifier le nationalisme économique et un nouvel isolationnisme assumé. D’une part, sous couvert de pandémie, l’interdiction des vols en provenance de la Chine, la fermeture progressive des frontières et les récentes restrictions de visas semblaient taillées sur mesure pour l’électorat nativiste de Trump. De la même manière, la crise de la Covid-19 a permis de réaffirmer l’hostilité de Washington vis-à-vis des institutions multilatérales – et en particulier l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – tout en dédouanant le Président de ses responsabilités dans sa gestion. Enfin, les problèmes d’approvisionnement rencontrés par les États-Unis et l’Union Européenne ont conforté les ambitions de relocaliser les chaînes de valeurs mondiales aux États-Unis. En témoignent les déclarations des architectes du nouveau protectionnisme américain, Peter Navarro, Directeur de l’Office of Trade and Manufacturing Policy, et Robert Lighthizer, Représentant au Commerce (US Trade Representative). Ainsi, le 27 avril, Robert Lighthizer déclarait : « La crise de la pandémie du Covid et la reprise économique démontrent qu’aujourd’hui plus que jamais, les États-Unis devraient s’efforcer d’accroître leurs capacités de production industrielle et leurs investissements en Amérique du Nord[1]. »

Peter Navarro (centre), conseiller de Trump en matière commerciale, entend profiter de la pandémie pour renationaliser les chaînes de valeurs mondiales. Photo : Wikimedia Commons.

Mais plutôt que de démontrer les limites de la mondialisation, les initiatives de l’administration Trump ont surtout révélé les apories du nationalisme économique et de l’isolationnisme. Premièrement, les restrictions de voyage ont eu un impact très limité sur la propagation du virus, notamment les interdictions tardives et partielles imposées à l’Europe. Deuxièmement, à l’image de la ruée des États fédérés vers les équipements médicaux, l’absence de réponse coordonnée à l’échelle mondiale a donné lieu à des scènes inédites de piratage de convois de masques en direction de l’Europe et du Canada. L’hégémon américain s’est ainsi mué en pirate des chaînes d’approvisionnement internationales, après avoir sabordé le système économique international et les instances multilatérales chargées de le réguler pendant près de trois ans. Troisièmement, en dépit des appels à la sécurité nationale ou à « l’indépendance stratégique[2] » de part et d’autre de l’Atlantique, la reconfiguration des chaînes de valeurs mondiales ne conduira jamais à une résurgence de l’emploi industriel aux États-Unis ou en Europe. Le bilan des guerres commerciales avec la Chine est sans appel : les faibles créations d’emploi liées aux relocalisations compensent difficilement les pertes d’emploi engendrés par le protectionnisme et les mesures de rétorsion qu’il suscite. Ceci tient à la fois aux effets de détournement des échanges (vers le Vietnam ou la Thaïlande), et à l’incidence du progrès technologique sur la baisse de l’emploi manufacturier. Au contraire, la pandémie risque plutôt d’accroître la tendance à l’automatisation des chaînes de production au détriment des ouvriers américains.

Un tweet de Marsha Blackburn (Sénatrice républicaine du Tennessee), partagé par Donald Trump. Le Parti Républicain a repris à son compte la diabolisation de la puissance chinoise dans le contexte de la pandémie.

Elle risque aussi d’accélérer la transformation numérique de l’économie. Cette dématérialisation est une nouvelle phase de la mondialisation qui là encore, contredit l’hypothèse d’un repli nationaliste à court terme, même si paradoxalement, c’est cette transformation dite « digitale » qui a contribué à attiser les flammes du nationalisme, et qui pourrait continuer à alimenter ce feu avec la diffusion rapide des technologies de l’intelligence artificielle[3]. En démontrant la viabilité du télétravail dans de nombreux secteurs, la pandémie pourrait non seulement enclencher un nouveau phénomène de purge des emplois de classe moyenne à l’instar de la dernière crise financière, mais aussi accélérer le phénomène de délocalisation de l’économie tertiaire et favoriser le recours aux « télémigrants[4] » au sein d’un capitalisme des plateformes transnational et numérique que les États peinent à réglementer.

La pandémie a accéléré la transformation numérique de l’économie mondiale. Photo : Flickr.

Cette hypothèse d’une accélération de la mondialisation numérique rend d’autant plus urgent l’encadrement de ces nouvelles pratiques et le retour des États-Unis à la table multilatérale, à l’heure où ces derniers confirment leur désengagement, comme l’indique le récent retrait de Washington des négociations sur la taxe des géants du numérique.

Certes, à certains égards, la pandémie semble avoir renforcé l’avantage technologique des États-Unis. Toutefois, elle a aussi démontré leur dépendance des chaînes de valeur mondiale et des marchés étrangers. Malgré leur avantage compétitif, les fleurons de la haute technologie américaine ont tout intérêt à ce que les États-Unis renouent avec le dialogue multilatéral. Les récentes menaces de l’Union Européenne quant à l’imposition d’une taxe communautaire sur les services numériques confirment les risques de l’unilatéralisme américain. À plus long terme, la balkanisation de la gouvernance d’Internet et des données numériques – le fameux « Splinternet » – et le durcissement de la guerre technologique entre les États-Unis et la Chine sont contraires aux intérêts économiques américains.

Crise sanitaire et économique mondiale, la pandémie du Covid-19 a révélé les failles béantes du nationalisme économique américain. L’isolationnisme trumpien pourrait être la prochaine victime d’une deuxième vague de contaminations.

Phoenix, le 29 juin 2020.

Jean-Baptiste Velut est Maître de conférences en Politique Américaine à l’Université Sorbonne Nouvelle (CREW) et membre du Conseil scientifique de l’IdA. Vidéo IdA en français. Vidéos IdA en anglais. Ses recherches portent sur la politique commerciale américaine, les débats sur la mondialisation aux États-Unis et le modèle de capitalisme américain. Ses récentes publications incluent Understanding Mega Trade Deals: The Political and Economic Governance of New Cross-Regionalism (Routledge, 2018) codirigé avec L. Dalingwater, V. Boullet et V. Peyronel.


[1] Cité dans Morning Trade, Politico, 27 avril 2020.

[2] Sur ce point, lire le discours du Commissaire européen au commerce Phil Hogan, le 16 juin 2020, disponible sur : https://ec.europa.eu/commission/commissioners/2019-2024/hogan/announcements/speech-commissioner-phil-hogan-launch-public-consultation-eu-trade-policy-review-hosted-eui-florence_en

[3] R. Baldwin, The Globotics Upheaval : Globalization, Robotics and the Future of Work. Oxford University Press, 2019.

[4] Ibid.