Joan Tronto, invitée de France Culture le 5 mai[1], formulait l’espoir que de la crise du Covid émerge une revalorisation des tâches du « care » et de la sollicitude : « De cette crise émergeront peut-être plusieurs prises de conscience : le besoin de soin, la nécessité d’une rémunération et d’un soutien justes et équitables pour le travail de soins et, enfin, celle d’être reconnaissants pour les soins que nous dispensons et ceux que nous recevons ». Tronto est une des théoriciennes de la pensée du « care », née aux Etats-Unis dans les années 1980, qui place la vulnérabilité au cœur de la morale, et affirme l’importance des soins et de l’attention portés aux autres. Le terme « care », difficilement traduisible en français, recouvre à la fois une disposition (le souci des autres) mais aussi un travail concret (notamment celui du soin). Joan Tronto et Berenice Fischer définissent le « care » comme « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer, et réparer notre ‘monde’, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, trois éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » (40). L’éthique du « care » inclut ainsi une dimension écologique puisque la sollicitude peut s’étendre à l’autre non-humain.
Ce billet explore la manière dont les questions mises en lumière par la pensée du « care » se déploient dans la littérature chicana contemporaine. Les écrivaines chicanas sont des écrivaines américaines d’origine mexicaine, très engagées politiquement (elles se définissent en référence au mouvement chicano des années soixante, qui défendit les droits des travailleurs agricoles, valorisa la culture des américains d’origine mexicaine, et exigea des réformes de l’éducation), qui s’expriment tantôt en anglais, tantôt en espagnol, tantôt par un mélange des deux langues, et explorent une identité frontalière et hybride, à la fois mexicaine et américaine.
Les textes des écrivaines chicanas contemporaines dialoguent de manière particulièrement frappante avec les théories du « care » en explorant des aspects que la crise sanitaire actuelle a mis en évidence : le caractère indépassable de la vulnérabilité, l’importance du travail du « care » effectué majoritairement par des femmes, et l’interdépendance entre les humains et les écosystèmes.
La pandémie actuelle constitue un rappel frappant de la fragilité et de la mortalité humaine, que certains préfèrent ignorer (l’adoption relativement faible du port du masque chez les hommes a par exemple été reliée par certains chercheurs à un déni de la vulnérabilité humaine[2]). Or, les écrivaines chicanas contemporaines consacrent de nombreux passages à cette fragilité et à toutes les activités qui visent à la réparer. Loin de voir le soin comme une corvée inintéressante, elles lui apportent une attention digne de celle des théories du « care », auxquelles elles font écho en présentant la vulnérabilité non pas comme un accident de parcours, mais comme une condition universelle : elles nous rappellent ainsi que nous passons forcément par des périodes de dépendance au cours de notre vie. La fragilité est notre destin : « Nothing but this in the end » (« rien d’autre que ceci à la fin ») se dit la poétesse Ana Castillo quand elle observe sa mère se faire soigner à l’hôpital (I Ask the Impossible 15).
Des personnages qui s’occupaient des autres se retrouvent eux-mêmes plus tard dans une situation de dépendance. Ainsi la jeune narratrice de « Julian Plaza » de Kali Fajardo-Anstine se souvient d’un temps où sa mère, à présent atteinte d’un cancer, n’était pas malade mais au contraire apportait sa sollicitude aux personnes vulnérables : « I remembered a time when I was very little and my mother wasn’t sick. … We were visiting old people to give them pies—apple and rhubarb, strawberry and pecan. The pies weren’t for everyone, just those without family, the people who needed them most » (« Je me suis souvenue d’un moment quand j’étais toute petite, quand ma mère n’était pas malade. … On était en train de rendre visite à des personnes âgées pour leur apporter des tartes—aux pommes et à la rhubarbe, aux fraises et aux noix de pécan. Les tartes n’étaient pas distribuées au hasard, mais allaient à ceux qui en avaient le plus besoin, ceux qui n’avaient pas de famille » Sabrina & Corina 104). Le texte met ici en valeur l’idée que nous sommes tous vulnérables, que nous pouvons brutalement basculer de l’autre côté du miroir, du côté de la fragilité.
Le « care » désigne non seulement la question de la vulnérabilité et de l’interdépendance, mais aussi tout le travail qui rend nos activités quotidiennes possibles, un travail souvent déconsidéré. On peut penser aux infirmières, aux femmes de ménage, aux caissières particulièrement exposées pendant cette pandémie qui semble pour certains avoir révélé ce que le « care » théorise : à savoir l’importance de ces travailleuses qui, souvent dans l’ombre, accomplissent des activités sans lesquelles les rouages du monde libéral ne pourraient continuer de tourner. Alma Luz Villanueva compare ainsi les femmes qui accomplissent ces activités et s’occupent des autres à des pavés sur lesquels on marche sans les remarquer, tant leur travail de soin est fondateur :
the years of loving, the strength
that shielded you, like a stone
in the earth, so common, so
familiar, we step on it,
continue—but without it, the
common stone, we are homeless,
without blood, without heart,
without the common decency
to know where to place our
feet, one after the other
(traduction :
les années d’amour, la force / qui nous a abrité, comme une pierre / enfoncée dans la terre, tellement ordinaire, tellement / familière, qu’on marche dessus, / sans s’arrêter—mais sans elle, sans cette / humble pierre, nous sommes tous sans abri, / sans le savoir vivre / qui permet de savoir où poser nos / pieds, un pas après l’autre »
Planet 12).
Le « care » souligne donc notre dépendance face à des soins ou à un travail quotidien, mais aussi face à notre environnement, dont nous dépendons et qui dépend de nous. En tant que pensée de la fragilité, le « care » attire notre attention sur le non-humain puisque cette fragilité est quelque chose que nous partageons avec les animaux et les environnements. Une telle réflexion s’accorde particulièrement bien avec les textes des écrivaines chicanas contemporaines qui soulignent cette fragilité partagée entre tous les êtres vivants, l’interdépendance entre l’humain et le non-humain, et la nécessité d’une attention voire d’une sollicitude envers ce dernier. Le roman The Guardians d’Ana Castillo, consacré à la violence subie par les migrants et les habitants de la frontière entre les États-Unis et le Mexique aux mains des passeurs, des trafiquants mais aussi des autorités, s’ouvre sur une exploration de la vulnérabilité animale à travers le récit fait par la narratrice du jour où sa chienne a perdu un œil en se frottant à un cactus : « Winnie has one eye now. She got stuck by a staghorn cactus that pulled it right out. Blood everywhere that day » (« Winnie n’a plus qu’un œil à présent. Elle s’est retrouvée empêtrée dans un cactus vinaigrier et son œil a été arraché. Un vrai bain de sang, ce jour-là » 1).
Castillo souligne aussi l’interdépendance entre humains et animaux dans une nouvelle où le personnage de Miss Rose, qui a une peur bleue des rats, adopte un chat qui les chassera et qu’elle promet de cajoler en retour, se montrant consciente d’être dans une situation d’interdépendance et de réciprocité avec l’animal : « It lived in the basement and fed on rats, thereby keeping the building clean and safe. Miss Rose was content with that and said that, speaking for herself, despite the cat’s unlovable appearance she would show it all the care a cat could want » (« Il vivait dans la cave et se nourrissait de rats, grâce à quoi l’immeuble restait propre et sûr. Miss Rose, parfaitement satisfaite de cette situation, déclara que pour sa part, bien qu’il eût une apparence peu attirante, elle lui donnerait tout l’amour qu’un chat pouvait rêver » Loverboys 192). Les relations avec les animaux exprimées dans les textes des écrivaines chicanas sont ainsi très proches des cosmogonies des populations indigènes du Brésil évoquées sur ce blog par le laboratoire Matula : « Dans ces visions du monde, les relations réciproques de soin et de solidarité entre les espèces sont essentielles »[3].
Castillo souligne enfin notre dépendance face à l’environnement, et la nécessité de soigner les sols notamment, pour pouvoir continuer à en tirer une subsistance. Dans So Far from God, une saga consacrée à la vie de Sofi et de ses filles dans une petite ville du Nouveau Mexique, les habitants de Tome peinent à vivre de la terre à cause de la surexploitation des sols par ceux qui pratiquent une agriculture industrielle à large échelle : « outsiders in the past had overused the land so that in some cases it was no good for raising crops or grazing livestock no more » (« par le passé, des nouveaux venus avaient surexploité les sols qui par endroits n’étaient en conséquence plus aptes à l’agriculture ni à l’élevage »139). C’est bien cette interdépendance entre l’humain et le non-humain que cette crise sanitaire porte à notre attention, puisqu’elle a été l’occasion de rappeler que la destruction des écosystèmes et de la biodiversité nous rend davantage exposés au risque de pandémie. Prendre soin des écosystèmes et des environnements est nécessaire à notre préservation.
Les textes des écrivaines contemporaines Chicanas dialoguent ainsi avec la crise sanitaire actuelle en nous encourageant à prêter attention à la vulnérabilité, à l’interdépendance, et à la nécessité du prendre soin d’autrui (y compris des environnements). Elles esquissent une vision du monde où le lien (qu’il s’agisse du lien interpersonnel, ou du lien entre l’humain et le non-humain) est fondamental, comme en témoignent les commentaires de Kali Fajardo-Anstine au sujet de son expérience de la pandémie actuelle lors d’un interview en mai dernier : « Pendant cette pandémie, ma famille, comme beaucoup d’autres, a perdu des êtres chers. Nous ne pouvons pas être ensemble pour faire notre deuil. Nous ne pouvons pas nous rassembler. Nous ne pouvons pas partager des repas dans des cuisines pleines de monde et de vapeur. … J’ai trouvé de l’espoir grâce aux récits, à l’enseignement, à l’acte de partager ce que je sais ; grâce aux livres, à l’écriture, et à la musique. … J’ai appelé mes proches pour les interroger au sujet de mes ancêtres qui vivaient au Colorado et que je n’ai jamais connus, ces personnes de ma famille qui ont fait face à des épreuves inimaginables et y ont survécu. Cette période m’a rappelé que je suis avant tout une écrivaine, que ma maison se trouve dans les récits, et qu’un jour, mes descendants entendront parler de ce moment, de même que je me suis tournée vers mes ancêtres pour qu’ils me guident »[4]. Farjardo-Anstine souligne ici l’importance du lien et substitue au lien physique, impossible en ces temps de crise sanitaire, un lien spirituel, qui passe par la mémoire de ses ancêtres et qui relie les générations en une toile tissée de récits—ces derniers constituant peut-être la meilleure manière de soigner et de réparer.
Bordeaux, le 11 novembre 2020
Méliné Kasparian-Le Fèvre est doctorante en littérature américaine à l’Université Bordeaux Montaigne, au sein du laboratoire CLIMAS. Ses recherches portent sur le motif de la nourriture dans la littérature chicana contemporaine. Elle a publié un article au sujet du rôle de la nourriture dans House of Houses de Pat Mora, disponible ici.
Bibliographie :
- Castillo, Ana. So Far From God. 1993. W.W. Norton & Company, 2005.
- —. I Ask the Impossible. 2000. Anchor Books, 2001.
- —. Loverboys. 1996. W. W. Norton & Company, 2008.
- Fajardo-Anstine, Kali. Sabrina & Corina. Random House, 2019.
- Villanueva, Alma Luz. Planet, with Mother, May I? Bilingual Press/Editorial Bilingüe, 1993.
[1] Laurentin, Emmanuel, et Manon Prissé. « Joan Tronto: ‘Organiser la vie autour du soin plutôt que du travail dans l’économie changerait tout’ ». 05 mai 2020.
[2] Burrell, Stephen, et Sandy Buxton. « Coronavirus reveals just how deep macho stereotypes run through society ». The Conversation, 9 avril 2020.
[3] Laboratoire Matula. « Discours, expériences et résistances des peuples traditionnels et des habitants des périphéries urbaines sur le monde dystopique de la Covid-19 au Brésil ». COVIDAM, 5 novembre 2020.
[4] « A Denver Nurse, Poet and Writers Share Their Coronavirus Experience in Their Own Words-Part I ». 303 Magazine, 9 mai 2020.