18 juin 2020 : après des semaines de manifestations des militants du mouvement Black Lives Matter en pleine pandémie de Covid-19, l’obélisque dédié à la mémoire de l’armée confédérée du comté de DeKalb en Géorgie est retiré du parvis du DeKalb History Center sous les applaudissements nourris de la foule. Le comté de DeKalb abrite une partie d’Atlanta, ville que l’on présente depuis les années 1970 comme la « Nouvelle Mecque Noire » des États-Unis. Au fil des décennies, cette aura s’est déplacée vers la banlieue résidentielle du comté de DeKalb, dans la partie sud-est notamment où se trouvait l’obélisque.
Cela aurait pu n’être qu’un retrait de plus dans la liste des centaines de monuments confédérés supprimés de l’espace public depuis le mois de mai 2020. Comme chacun le sait, c’est le meurtre de George Floyd aux mains de policiers blancs le 25 mai 2020 qui a choqué l’aile gauche du pays, galvanisé les foules et revitalisé le mouvement de Black Lives Matter. Les manifestations pour protester contre les violences policières ont rapidement porté d’autres revendications et notamment celle de se débarrasser des monuments historiques commémorant l’armée confédérée et ses héros. Ce qui surprend dans le cas de la Géorgie et de l’obélisque situé dans la ville de Decatur, c’est qu’une loi d’État datant de 2001 interdit purement et simplement l’altération, le retrait ou la dissimulation des monuments historiques et particulièrement de ceux érigés à la mémoire des confédérés. C’est pour compenser l’abandon du drapeau confédéré pour représenter l’État de Géorgie que cette loi fut votée. Elle garantissait que serait protégé ce qui restait alors de l’héritage confédéré dans l’espace public : ses monuments historiques.
Pour les manifestant rassemblés pendant plusieurs semaines au pied de l’obélisque, il aura fallu braver une double interdiction : celle des rassemblements massifs en période de pandémie et celle protégeant la mémoire confédérée dans le comté de DeKalb.
Comment cette loi a-t-elle pu être contournée ? C’est le juge de la Cour Supérieure Clarence Seeliger qui a ordonné le retrait du monument en s’appuyant sur une loi du code officiel de Géorgie autorisant le retrait de toute source de nuisance publique ou privée, considérant donc que les manifestations et les actes de vandalisme récurrents à l’encontre du monument menaçaient la paix publique. Si cette nouvelle a été accueillie très favorablement par les militants de Black Lives Matter et la presse locale, elle ne fut pas au goût du groupe Sons of Confederate Veterans qui œuvre pour la préservation de l’histoire et la mémoire confédérée et qui entend entamer des poursuites judiciaires pour que le monument retrouve sa place. Ces tensions illustrent bien l’évolution du comté de DeKalb sur les soixante dernières années.
En effet, jusque dans les années 1960, le comté de DeKalb était connu pour être le quartier général du Ku Klux Klan : dans le sud-est du comté à Stone Mountain, une croix fut brûlée au sommet de la montagne de granit donnant son nom à la ville, marquant ainsi le retour du groupe terroriste sur le devant la scène. C’est sur le flanc de cette même montagne que fut achevé en 1970 le « Mont Rushmore du Sud», à savoir un bas-relief représentant des généraux confédérés sculptée dans la pierre. Vingt ans plus tard, la réputation de DeKalb avait largement changé : le comté était connu pour abriter l’une des communautés noires les plus prospère des États-Unis. Des journaux locaux comme le Atlanta Journal Constitution ou The Champion en vantait les mérites et des magazines nationaux noirs comme Ebony faisait la promotion de la migration vers Stone Mountain. Comment le comté a-t-il pu changer aussi radicalement en l’espace de quelques décennies ? Entre ces deux périodes, les lois engendrées par le mouvement des droits civiques ont bouleversé le climat social et politique du Sud et de la zone métropolitaine d’Atlanta plus particulièrement.
En effet, dans le comté de DeKalb la population noire est devenue majoritaire, passant de 8,6% en 1950 à 54,3% en 2010. Dans le sud-est du comté, les résidents noirs représentaient plus de 90% de la population en 2018. Cette croissance de la population noire dans un comté historiquement blanc est le résultat du développement résidentiel du sud-est du comté dans les années 1980 et de la fuite des résidents blancs vers les banlieues plus éloignées particulièrement au nord et à l’est. Ce double phénomène a eu pour résultat d’attirer une classe moyenne noire locale mais également venue d’en dehors du Sud. De plus, cette évolution démographique couplée à la législation des droits civiques garantissant le droit de vote aux Africains-Américains a permis aux résidents du comté d’élire de nombreux représentants noirs : députés, maires, membres du conseil du comté, sénateurs jusqu’à ce que le premier représentant noir prenne la tête de l’exécutif du comté en 2000 en la personne de Vernon Jones. Il faut toutefois signaler que les résidents noirs du comté ont dû lutter pour que les découpages électoraux reflètent la croissance de la population noire et leur permettent d’élire leurs représentants.
Mais c’est également autour de la question de la mémoire qu’a pu être observé un changement important dans les années 1990. Alors que jusque dans les années 1970, le fer de lance des groupes locaux attachés à la préservation du passé était la construction du monument dédié à la mémoire de l’armée confédérée à Stone Mountain, c’est à l’histoire noire du comté que se sont intéressés différents acteurs deux décennies plus tard. Le DeKalb Convention and Visiting Bureau a par exemple loué les services de l’historien Herman « Skip » Mason en 1996 pour effectuer des recherches sur l’histoire noire du comté, ce qui l’a conduit à créer une visite guidée de la ville de Decatur articulée autour de l’histoire noire locale et à publier un ouvrage intitulé African-American Life in DeKalb County, 1823-1970. Le DeKalb History Center (devant lequel se trouvait l’obélisque confédéré) a également entrepris d’intégrer l’histoire des résidents noirs du comté à ses collections d’archives. L’exposition de 2020-2021 intitulée « Deep Roots in DeKalb: The Flat Rock Story of Resilience » s’intéresse ainsi à la plus ancienne communauté noire du comté. De plus, depuis 2008, le centre d’archives organise également une journée consacrée à l’histoire noire du comté lors de Black History Month : en 2020, la journée a rassemblé des artistes et des chercheurs venus parler du jazz dans le Sud des États-Unis et les résidents de DeKalb étaient invités à se joindre à l’évènement. Pour boucler la boucle, le musée proposera prochainement une exposition sur les manifestations qui ont mené au retrait de la statue à partir des pancartes des manifestants conservées pour l’occasion.
De quartier général du KKK à l’une des banlieues noires les plus prospères des États-Unis, le comté de DeKalb a énormément changé lors des soixante dernières années. Ces changements politiques, démographiques et sociaux se sont traduits par une transformation du rapport au passé et notamment à la mémoire confédérée. La décision de retirer un monument historique alors que la loi l’interdit est la meilleure preuve des bouleversements qui ont travaillé la Géorgie depuis le Mouvement des Droits Civiques. À l’heure de la pandémie de Covid-19 et en pleine restrictions de mouvement et de rassemblements, ces manifestations illustrent bien l’urgence de dénoncer les inégalités raciales tant sur le plan matériel que symbolique.
Nantes, le 10 novembre 2020
Pour en apprendre plus sur les monuments confédérés du comté de DeKalb, vous pouvez écouter l’épisode 3 du podcast « Free Stupid White Male » de Nicolas Champeaux proposé dans le cadre de La Série Documentaire sur France Culture.
Nicolas Raulin est agrégé d’anglais et doctorant à l’EHESS au Centre d’Études Nords-Américaine (CENA). Il travaille sur la « Nouvelle Grande Migration » des Africains-Américains vers le Sud des États-Unis depuis les années 1970. Après avoir été ATER pendant deux ans à l’Université Jean Moulin Lyon 3, il a bénéficié d’une bourse de recherche Fulbright de dix mois pour réaliser une ethnographie à Atlanta en Géorgie. Il est enseignant dans le département de sociologie de l’Université de Nantes depuis la rentrée universitaire 2020.