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Bolivie. Vivre le confinement au Norte-Potosí

Par Laurence Charlier Zeineddine, maîtresse de conférences en anthropologie à l’université Toulouse Jean Jaurès (LISST). Elle est spécialiste de la Bolivie et des Andes.

Comme de nombreux pays, la Bolivie n’a pas échappé au confinement en 2020. Mais que signifie le fait d’être confiné pour les populations aymara du Norte-Potosí qui cultivent sur des étages écologiques différents ? Quelles sont les implications ?

Dans cette région des Andes méridionales, les membres des communautés agropastorales sont organisés en lignage (ayllus). Leurs membres sont unis par des liens de parenté, soumis à des autorités communes (humaines ou non) et partagent un territoire. Mais celui-ci est particulier : il est étagé. Afin de varier la production et de faire face aux contraintes climatiques, les habitants de la région cultivent sur deux étages écologiques : les Hauts-Plateaux (Puna), entre 3500 et 3900 m (tubercules, quinoa, orge, fèves [photo1]) et les vallées entre 2200 et 3500 m (versants modelés par des terrasses de culture : maïs, pommes de terre, blé, arachides [photo 2]). Un même groupe ethnique ou ayllu contrôle donc simultanément des territoires séparés et localisés dans des étages écologiques différents.

Photo 1 : Les Hauts-Plateaux du Norte-Potosí, semailles des pommes de terre. (Laurence Charlier)

Cette exploitation en archipels (Murra, 1972)[1] requière une organisation saisonnière et familiale. Dans le Norte-Potosí, l’agriculture est en effet rythmée par deux saisons : une saison des pluies (de novembre à février) et une saison sèche. Certains habitants des Hauts-Plateaux se rendent ainsi dans les vallées[2] où ils ont un autre domicile, deux fois par an : en mai pour les récoltes du maïs[3] et en octobre pour les semailles. [Photo 3] Il est toutefois malvenu de repartir une fois les semailles ou les récoltes terminées. Si depuis la réforme agraire (1953), la loi qui régit le foncier stipule que « la terre appartient à ceux qui la travaillent », ce travail n’est pas suffisant pour légitimer l’appartenance communautaire et donc l’accès au foncier. Celui-ci implique la participation à des charges (politiques, religieuses) et des obligations touchant le collectif (maintien des routes, réparation du toit de l’école, etc.). La culture bizonale impose par ailleurs de composer avec deux systèmes d’organisation différents : les Hauts-Plateaux sont organisés en ayllus alors que les vallées sont réparties en syndicats (suite à la réforme agraire)[4], le syndicalisme imposant le paiement d’une amende aux absents qui ne participent pas aux charges communes.

Photo 2 : Les vallées du Norte-Potosí (Laurence Charlier).

Pour que ce contrôle vertical entre les Hauts-Plateaux et les vallées puisse se maintenir, les familles répartissent les tâches entre leurs membres. Par exemple, un fils peut se rendre dans les vallées pendant que ses parents restent sur les Hauts-Plateaux. Les familles ont une maisons dans chacun des deux étages mais elles en choisissent une comme lieu d’habitation principale (c’est là que sont scolarisés les enfants par exemple). Elles doivent veiller à ce que la maison de la résidence principale ne reste jamais inoccupée. Les raisons sont à la fois pratiques (éviter le vol) et symboliques (de mauvaise augure). Soulignons enfin que la mise en œuvre de cette économie étagée est renforcée par les alliances matrimoniales et par l’institution du compadrazgo : pour se marier, un jeune-homme des Hauts-Plateaux privilégiera une jeune femme des vallées de même que pour choisir des parrains à leur enfant, les parents solliciteront de préférence un couple issu d’un autre étage écologique.

Photo 3 : Chemin de la Puna vers les vallées (Laurence Charlier).

À ces deux étages que nous venons de décrire, la Puna et les vallées, s’en ajoute un autre situé dans les Basses-Terres[5]. Dans les années 1980, la fermeture des mines du Norte-Potosí entraîna en effet une migration massive de la population vers Cochabamba, principalement dans la province du Chaparé, une zone tropicale humide adaptée à la culture de la feuille de coca. C’était le début de la colonisation de cette région des Basses-Terres par les paysans et les mineurs des Hautes-Terres.

Tandis que les hommes se dédiaient au défrichage nécessaire à l’agriculture, leur épouse et leurs enfants s’installaient dans des zones périurbaines (Sacaba) de la province du Chaparé. Depuis, les personnes peuvent ainsi appartenir à trois communautés : l’une sur la Puna, l’une dans les vallées, enfin l’une dans le Chaparé. [photo 4]. Il peut parfois arriver de parcourir trois étages écologiques différents en trois jours à peine. Alors que je rendais visite à mon conpadre dans le Chaparé au moment de la récolte des feuilles de coca, il m’annonça qu’il devait partir le lendemain. Il devait impérativement participer à une réunion dans son ayllu sur les Hauts-Plateaux[6]. Nous quittâmes donc les Tropiques tôt le matin pour arriver le soir dans la banlieue de Sacaba, à 2500 mètres d’altitude, là où résident la femme et les enfants de mon conpadre. Il leur laissa des sacs de riz et de feuilles de coca issus de sa récolte et destinés à la vente puis nous repartîmes le lendemain. Nous arrivâmes à Uncía, à 3800 mètres d’altitude, après 7 heures de bus. Mon conpadre y resta une dizaine de jours puis redescendit à Sacaba.  

C’est dans ce cadre qu’il faut imaginer les conséquences du confinement mis en place au niveau national entre le 22 mars 2020 au 31 août 2020[7] et obligeant des membres d’une famille à demeurer sur un seul lieu d’habitation, et donc, sur un seul étage. Son application stricte aurait mis fin à un système d’organisation essentiel à la vie sociale, politique et économique des groupes amérindiens.

Photo 4 : Les Basses-Terres du Chaparé (Laurence Charlier).

Il fallut en effet attendre le premier septembre pour que les déplacements entre départements et entre provinces fussent à nouveau autorisés ce qui rendait impossible les voyages entre les Hauts-Plateaux et les vallées (provinces différentes) ou entre les Hauts-Plateaux et le Chaparé (départements différents) par les transports routiers. Ce faisant, le confinement empêchait de nombreux foyers de se rendre sur leurs terres pour y récolter les pommes de terre (récoltes en mars et en avril) ou le maïs (en mai) tandis qu’il privait de nombreux foyers de l’aide saisonnière des membres de leur famille installés à Sacaba ou dans le Chaparé. 

L’impact du confinement est d’autant plus fort qu’il résonne avec la crise politique et le coup d’État qui survint à la fin de 2019.

Dans les années 2010, les migrations extrarégionales (vers toutes les régions de Bolivie, Hautes-Terres et Basses-Terres) et régionales (des communautés agropastorales vers les bourgs) se sont accentuées, donnant lieu à des installations définitives et non plus saisonnières. Ces transformations avaient donc mis en péril le contrôle vertical des étages écologiques déjà essoufflé par ailleurs. Or le coup d’État de 2019 raviva pour les migrants la nécessité de pratiquer une économie étagée pour survivre. L’armée fut en effet déployée au niveau national dans les villes et les bourgs et particulièrement à Cochabamba et à Sacaba, capitale du Chaparé. Pour protester contre le départ du président Evo Morales et la prise du pouvoir par Jeanine Añez, les cultivateurs de coca (cocaleros) organisèrent une marche vers La Paz. Ils furent rejoints à Sacaba par les membres des communautés péri-urbaine, d’anciens cocaleros ou des membres de leurs familles. Le 15 novembre 2019, cette protestation fut contrée par des policiers et des militaires armés de fusils d’assaut et 9 personnes au moins furent tuées par les forces de sécurité. Par la suite, le contrôle de la zone par l’armée et par la police (par voie terrestre et aérienne) rendit quasiment impossible la circulation des personnes.

Les migrants du Nord-Potosi furent alors privés de leurs ressources économiques dans la mesure où ils travaillaient dans les villes de Sacaba ou de Cochabamba (comme chauffeur de taxi, maçon, boulanger, commerçant, etc.). C’est pourquoi ils affluèrent de nouveau dans leur communauté d’origine pour aider leurs parents et assurer à leur famille les moyens d’une autosubsistance. Ce fut le cas de l’un de mes filleuls : cela faisait quinze ans qu’il n’était pas revenu sur les Hauts-Plateaux. Plusieurs parcelles abandonnées furent ainsi à nouveau cultivées en 2020.

Le confinement sonna donc comme une tragédie pour les migrants du Norte-Potosí, les privant du système d’alternance saisonnière et géographique des cultures nécessaires à leur survie. Leur salut viendra sans doute des traditionnelles routes de contrebande[8] qui leur ont permis, malgré la présence militaire, de rejoindre les Hauts-Plateaux où se trouvaient confinés les membres de leur famille et de leur communauté.

Toulouse, le 9 décembre 2020

Laurence Charlier Zeineddine est maîtresse de conférences en anthropologie à l’université Toulouse Jean Jaurès (LISST). Elle est spécialiste de la Bolivie et des Andes. Elle a notamment publié un ouvrage dans la collection de l’IdA « Des Amériques » au Presses Universitaires de Rennes « L’Homme-proie. Infortunes et prédation dans les Andes boliviennes ». Depuis 20 ans, elle mène ses recherches dans des communautés aymaras de la région du Norte-Potosí. Après avoir travaillé sur les processus de patrimonialisation et les rapports aux vestiges archéologiques, elle se consacre actuellement à l’étude du vivant et des relations aux pierres.

[1] Murra, John Victor, 1975 [1972] Formaciones Políticas y Económicas del Mundo Andino. Instituto de Estudios Peruanos, Lima [traduction française dans l’ouvrage de Pierre Morlon (dir.), 1992, Comprendre l’agriculture paysanne dans les Andes centrales. Pérou-Bolivie. Paris, INRA]

[2] Ils peuvent s’y rendre à pied en cinq jours ou en camion en une douzaine d’heures.

[3] Dans la communauté où j’ai mené mes recherches, les familles récoltaient environ douze quintaux de maïs.

[4] La Federación Única Sindical de Trabajadores Campesinos (Originarios) del Norte Potosi) regroupe les paysansdans les vallées et fait face à la Federación de Ayllus Originarios Indígenas del Norte Potosí des Hauts Plateaux.

[5] Jusqu’à la colonisation espagnole, les groupes aymara de la région contrôlaient alors trois étages. Le régime colonial entraina un morcellement des territoires indigènes. Au niveau régional, la majeure partie des territoires des deux chefferies aymaras Qaraqara et Charka fut répartie en deux provinces coloniales à la fin des années 1560. Les deux chefferies perdirent aussi leurs terres dans les vallées et basses terres Yungas de Cochabamba.

[6] Réunion sur les applications récentes de la Loi bolivienne INRA (Loi du Service National de Réforme Agraire) visant à ce que toute la surface du pays fasse l’objet de titres de propriété (titulación)

[7] Le confinement du 22 mars a été précédé de mesures qui visaient déjà à réduire les déplacements et à limiter les concentrations de personnes (fermeture des écoles et des universités notamment). Le premier juin 2020, le confinement fut assoupli jusqu’au 31 août mais les déplacements entre régions et entre provinces demeurèrent interdits.

[8] De nombreuses routes de contrebande correspondent aux trajets des anciennes caravanes de lamas qui permettaient aux habitants des régions des salar (Uyuni, Coipasa ou Challapata) de rejoindre les vallées de Cochabamba afin d’échanger le sel, la viande de lama séchée ou le quinoa contre du maïs, du blé, des légumes, des fruits, de la coca ou des plantes médicinales. Ces mêmes routes sont empruntées aujourd’hui pour la culture bizonale entre les Hauts-Plateaux et les vallées lorsque les personnes veulent voyager à pied avec des troupeaux.