Le 23 mars 2020 marquait le dixième l’anniversaire de la promulgation de l’Affordable Care Act (ACA), familièrement connu sous le nom d’Obamacare. Aujourd’hui, alors que le pays va bientôt franchir la barre des 15 millions de contaminations et des 285,000 décès des suites de la pandémie de Covid-19, la question de la couverture santé des citoyens états-uniens se pose en des termes inédits. Enjeu majeur du débat des primaires démocrates, la gestion de la santé s’est également imposée comme l’une des principales préoccupations des électeurs lors de l’élection présidentielle. Même sur la très réactionnaire chaîne de télévision Fox News, les sondages montrent que plus de 70% des électeurs sont favorables à la mise en place d’une couverture santé gérée par le gouvernement. La pandémie a fait ressortir l’importance de l’ACA, une loi controversée au moment de sa mise en place.
Pourtant, tous les bilans s’accordent sur ce point : l’ACA a ouvert la voie à un renforcement de la couverture santé. Traditionnellement, les états-uniens s’assurent grâce à la couverture fournie par leur emploi, ou alors ils font partie des millions de personnes qui ne disposent d’aucune assurance et qui dépendent des légers filets de sécurité proposés par l’État fédéral (rappelons qu’on estime qu’environ 30 millions de personnes ne sont pas assurées aux États-Unis). Deux programmes d’assistance publique complètent en effet l’offre pour les plus fragiles (les personnes âgées et les personnes handicapées notamment) et les plus précaires : Medicaid et Medicare. Si ces structures historiques n’ont pas été affectées par l’ACA (la loi a tout de même permis l’extension du Medicaid à plus de 11 millions d’individus supplémentaires), le marché de l’assurance santé individuelle a vu son fonctionnement bouleversé par les nouvelles régulations imposées aux assurances.
Tout d’abord, l’ACA protège les individus souffrant de problèmes de santé antérieurs à la souscription de l’assurance (pre-existing medical conditions » – conditions médicales pré-existantes »). Ces derniers ne peuvent plus se voir refuser la souscription à une assurance et ne payent plus de frais supplémentaires. La loi met également en place un marché de l’assurance : les contrats privés choisis par l’État répondent à des exigences de droits des consommateurs. Tous les plans offerts sur le Marketplace health insurance couvrent dix types de soins essentiels (services d’urgence, d’hospitalisation, suivi de grossesse et accouchement, ordonnances, soins de réhabilitation, opérations de prévention de certaines maladies chroniques, soins pédiatriques mais les soins dentaires et les optiques ne sont pas considérés comme des soins essentiels), mais également un ensemble de soins préventifs. Les plans protègent le choix des praticiens par les assurés et offrent de meilleures informations quant aux dépenses et aux soins fournis par les assurances.
Le système, fondé sur l’offre privée, vise à encourager les individus à souscrire à une assurance sur la plateforme healthcare.gov. La mise en compétition directe permet de garder les prix des premiums bas. Ainsi, des garanties supplémentaires sont mises en place. Par exemple, si une personne à revenu modeste et ne pouvant bénéficier d’autres couvertures publiques comme Medicaid choisit un contrat via ce marché, elle est éligible à des aides étatiques pour payer les suppléments de l’assurance santé, ainsi qu’à des réductions d’impôts. Enfin, on distingue une dernière prévision majeure de la loi, l’individual mandate ou obligation individuelle de souscription à une assurance privée. Les citoyens ont l’obligation de souscrire à une assurance sous peine de devoir payer une amende (sous une forme d’impôt supplémentaire). L’ensemble de ces protections peinent tout de même à concurrencer les assurances privées extérieures au marché qui continuent d’offrir une prise en charge plus complète.
Mais alors que la pandémie fait rage et que l’on ignore encore toutes les conséquences sanitaires du SARS-CoV-2 sur les individus, l’ACA est en danger. Dès son arrivée à la Maison-Blanche en 2017, le président Donald Trump avait promis de « démanteler » l’ouvrage social de son prédécesseur. Partout dans les cours fédérales, les Républicains n’ont eu de cesse de chercher à affaiblir la loi, parfois avec succès. Aujourd’hui, la croisade anti-ACA du gouvernement Trump porte sur l’individual mandate, que ces détracteurs jugent anticonstitutionnel. La Cour avait déjà déclaré ce mandat légal en 2012 en rappelant que cela entrait dans la prérogative de levée des impôts du Congrès (NFIB v. Sebelius). Et en 2015, la Cour a de nouveau affirmé le caractère légal de la loi en autorisant le gouvernement fédéral à développer des avantages fiscaux pour aider les classes moyennes et les plus pauvres à souscrire à des assurances à l’échelle nationale (King v. Burwell). Néanmoins, le Tax Cuts and Jobs Act de 2017 réduit l’amende initialement prévue à zéro dollar. La Cour a jusqu’au mois de juin pour se prononcer, et l’on va pouvoir voir si la nomination de deux juges conservateurs par le président Trump a changé sa position sur le droit à la santé.
Si la Cour juge l’ACA anticonstitutionnelle, on estime que près de 20 millions d’Américains pourraient ne plus être assurés. Il faudra ajouter à cela les victimes de la pandémie. Des centaines de milliers d’individus au chômage sont aujourd’hui obligés de se tourner vers le programme afin de s’assurer rapidement et à moindre coût. Aux 30 millions d’états-uniens non assurés en 2019 pourrait venir s’ajouter un nouveau million d’individus. De nombreux états-uniens ont déjà indiqué que sans l’ACA ils n’auraient pas pu souscrire à une assurance santé les protégeant de la pandémie.
Le filet de sécurité que constituent ces différents outils semble encore bien insuffisant pour répondre aux conséquences de cette crise sanitaire. La Covid-19 a accéléré la crise sociale aux États-Unis en plongeant des milliers de personnes dans la pauvreté. L’ACA avait déjà été critiqué pour son manque d’ambition puisqu’il ne constitue pas véritablement une couverture santé universelle comme la prônaient par les candidats malheureux Elizabeth Warren et Bernie Sanders – et comme en disposent la plupart des pays d’Europe occidentale. La pandémie de Covid-19 souligne ces manquements et invite à repenser en profondeur la structure de l’État social états-unien.
De son côté, Joe Biden est longtemps resté flou sur sa politique sanitaire. L’accélération de la crise l’a obligé à se montrer plus ambitieux. Il propose un renforcement de l’ACA, grâce à une extension de l’assistance financière ainsi qu’un « Bidencare » – mais toujours en laissant le secteur de l’assurance santé principalement aux mains du secteur privé. L’État fédéral négocierait les prix des soins comme le font les entreprises privées avec leurs assurés. N’importe qui pourrait passer par ce marché et y trouver une assurance moins chère que celle fournie dans le cadre de son emploi, ce qui réduirait le pouvoir des assurance privées dans la négociation avec les individus de façon significative. Joe Biden a aussi indiqué sa volonté d’étendre la couverture Medicaid aux 12 États qui refusent encore de le faire malgré le vote de l’ACA. Il s’agirait du moyen le plus rapide de couvrir près de 4 millions d’individus encore non assurés.
Mais pour réussir à accomplir tout cela le président élu doit faire face à des États récalcitrants et une Chambre législative encore indécise. Au Congrès, il lui faudra convaincre l’aile gauche de son parti, qui trouve ce plan pas assez ambitieux. Au Sénat, où les Démocrates ne disposent pour le moment que de 48 sièges, les yeux sont rivés vers la Géorgie, dont les deux sièges sont toujours en balance car l’élection a été trop indécise en novembre. Le rôle majeur joué par cet État du Sud dans l’élection de Joe Biden fait espérer au parti démocrate l’obtention d’une courte majorité au Sénat. Le temps presse. Aux nombreuses crises que les États-Unis traversent déjà, risque de s’ajouter une crise de l’assurance santé. Elle alourdirait le bilan déjà trop important des victimes de la pandémie et les hôpitaux surchargés devraient faire face à une crise financière majeure en continuant de soigner, à perte, des personnes sans assurance.
Paris, le 11 décembre 2020.