L’approche de la pandémie de Covid-19 par les statistiques est à la fois nécessaire et délicate. Les différents pays du monde ne comptent pas les choses de la même manière et leurs capacités techniques ne sont pas non plus les mêmes, ce qui rend l’interprétation complexe. Comment savoir avec certitude si un décès est lié à la Covid-19 si le système de santé est trop débordé pour réaliser systématiquement les tests ? Comment interpréter les taux de contamination et de positivité quand l’effort et les stratégies de test sont si différentes entre les États ?
Malgré ces incertitudes et après 8 mois de situation de pandémie, certains traits commencent pourtant à émerger de manière consistante au travers des différents comptes qui sont publiés. Et leur convergence ne met pas le continent américain à l’honneur.
Un continent ravagé
L’un des indicateurs les plus robustes de la gravité de la pandémie est le rapport entre le nombre de décès et la taille de la population considérée. Or, dans le classement mondial du nombre de décès par 100 000 habitants, le continent américain est en mauvaise posture. Si l’on retient les chiffres de l’université John Hopkins le 27 octobre, sur les 20 pays présentant les taux les plus élevés, 10 sont situés sur le continent américain. Le Pérou a dépassé les 100 cas pour 100 000, ce qui signifie qu’un millième de sa population a déjà disparu… Bolivie, Brésil, Chili, Mexique sont entre 70 et 80 décès par 100 000 habitants, et ce taux augmente régulièrement, si bien qu’ils atteindront probablement le seuil symbolique du 1/1000e de pertes dans les prochaines semaines. De manière intéressante, l’autre moitié des 20 pays les plus atteints selon cet indicateur sont tous européens.
Regarder le nombre absolu des décès est aussi parlant, bien qu’il faille se méfier de l’effet de la taille des pays sur ce classement. Les 20 pays les plus touchés représentent à eux seuls presque un million de décès, soit 86,1 % de tous ceux enregistrés dans le monde. Les États-Unis et le Brésil sont en tête de classement, devant l’Inde (pourtant bien plus peuplée). 9 pays américains apparaissent dans ce « top 20 », représentant plus de 602 000 décès, soit plus de 51,8% du nombre total de décès recensés jusqu’ici (pour une population qui représente 13 % de la population mondiale) ! L’Europe est moins apparente dans ce classement, comptant 6 pays et presque 164 000 décès (14,1 % des décès pour 9,7 % de la population mondiale). En ajoutant les deux continents, on constate que moins de 23 % de la population mondiale enregistre près de 65% des décès.
Enfin, on peut considérer le taux de décès des malades de la Covid-19, c’est à dire la létalité de la maladie. Cette mesure est plus biaisée que les précédentes, car elle dépend de la capacité de chaque pays à détecter les infections. Dans les pays qui disposent d’une faible capacité de test, seuls les cas graves seront identifiés, et dans la mesure où ceux-ci entraînent logiquement plus de complications, le taux de létalité apparaîtra plus élevé, alors qu’il sera mécaniquement plus faible dans les pays qui pratiquent une large politique de test et repèrent beaucoup plus de cas asymptomatiques. Cela étant, le classement est informatif. Seuls cinq pays américains s’y retrouvent cette fois-ci, en particulier le Mexique (10 %) et l’Équateur (7,8%) et la Bolivie (6,1%). De manière surprenante, le Canada y apparaît avant le Pérou.
Les statistiques de John Hopkins, qui sont compilées à partir des bilans quotidiens des autorités sanitaires, présentent des failles et sont dépendantes de la capacité des Etats à identifier les causes des morts et de leur volonté de divulguer des bilans transparents. Les tendances qu’elles soulignent ont toutefois été confirmées par l’évaluation de la surmortalité de ces derniers mois à partir des registres d’état-civil ou à partir de la compilation des certificats de décès, dont les données sont plus solides mais dont le rythme de publication ou de mise à jour est plus lent.
Une étude du CDC étasunien a ainsi montré que près de 300 000 décès supplémentaires ont été enregistrés dans ce pays entre janvier et septembre 2020 par rapport ce qui était attendu en fonction des moyennes observées sur les années précédentes. Des résultats similaires ont été présentés pour le Brésil. Pour ces deux pays qui sont les plus touchés au monde en nombre de décès à l’heure actuelle, les données quotidiennes ou hebdomadaires des systèmes de santé, bien qu’imparfaites, ne semblent donc pas se tromper sur l’ampleur de la crise qu’ils sont en train d’affronter.
Pourquoi les Amériques sont-elles en tête ?
La place du continent américain dans ces macabres statistiques interroge. Comme ce blog s’en est largement fait l’écho, les différents pays qui le composent ont réagi de manière très diverse face à la pandémie. Certains se sont plutôt retranchés dans le déni et ont refusé de mettre en place des mesures coordonnées au niveau national, comme le Brésil, le Mexique ou les États-Unis. On ne s’étonne donc pas de l’ampleur des contaminations et des décès les concernant. Mais d’autres pays ont mis en place des politiques beaucoup plus strictes ou précoces, comme l’Argentine (qui détient le record mondial pour la durée de confinement) ou la Colombie, et malgré cela ils présentent des taux de mortalité par 100 000 habitants très élevés (65,8% et 61,1% respectivement).
Si chaque situation nationale doit sans doute être interprétée dans son contexte, et s’il ne faut pas oublier que la situation des Amériques peut apparaître plus grave que celles d’autres régions parce que ces dernières, par volonté ou par incapacité technique, ne divulguent pas l’ampleur réelle de la surmortalité dans leurs territoires, on peut néanmoins s’interroger s’il existe des éléments d’explication à l’échelle continentale pour la situation dépeinte par les chiffres, dans lesquels on remarque à la fois la forte circulation de la Covid-19 et une forte mortalité.
La pandémie a surgi en Chine et est passée en Europe avant de s’étendre largement du nord au sud du continent américain à partir du mois d’avril et indépendamment ou presque des mesures de confinement qui ont été mises en place. On peut rattacher ce déroulé au fait que les Amériques sont un continent connecté par la globalisation des échanges commerciaux mais aussi celle des flux de personnes. Les liens très forts avec l’Asie mais surtout avec l’Europe ont probablement joué pour la diffusion du virus, qui a voyagé à la fois avec les personnes issues des classes favorisées, habituées à voyager en Europe ou en Amérique du nord pour leurs loisirs ou leurs affaires, mais aussi, pour l’Amérique latine, avec les migrants économiques, forcés de rentrer chez eux du fait du ralentissement économique et des mesures de confinement sur le vieux continent. La fermeture relativement précoce des frontières aux voyageurs chinois, mise en avant par l’administration Trump, n’a pas eu l’effet escompté puisque le calendrier de la contamination aux États-Unis a été bien peu ralenti. On peut y voir un des effets de la mondialisation : rien ne sert de fermer une seule porte, les flux se propageant dans toutes les directions.
Le second point que l’on peut mettre en avant tient à deux vulnérabilités qui se cumulent si l’on compare les Amériques à l’Europe ou à l’Asie. Vis-à-vis de la première, la plupart des pays du continent américain disposent de systèmes de santé et de couverture sociale qui sont soit déficients, soit inégalitaires. L’accès aux soins peut être compliqué et/ou très onéreux, souvent dépendant des contrats de travail, et les aides sociales de tout type, y compris les mesures de chômage partiel, y sont très inférieures à ce qu’elles sont en Europe occidentale. A cela s’ajoute la précarité dans laquelle se trouve une partie importante des populations des Amériques, qui dépendent d’emplois informels ou précaires. Dès lors, il est difficile pour une grande partie des citoyens d’accepter de se confiner et de ne pas travailler, puisque cela signifie la perte totale de revenus ou bien celle de leur assurances santé. Comme on y reviendra plus loin, la manière dont les inégalités sociales et économiques jouent est un des traits très visibles de la pandémie de Covid-19.
Comparé aux pays d’Asie, qui n’ont pour certains pas des systèmes de santé ou de protection sociale plus avancés que ceux qui existent dans les Amériques, on peut probablement mettre en avant des facteurs sociaux pour expliquer la différence d’impact de la pandémie. Ayant tiré les leçons de l’épisode du SRAS et mettant plus en valeur la responsabilité vis-à-vis de la collectivité que la liberté individuelle, ces pays ont su intérioriser un certain nombre de précautions dont le port du masque en public, déjà implantée bien avant 2020, est la marque la plus visible. Ces structures sociales et le support de la population à des actions fortes de la part des gouvernements, empiétant parfois largement sur la vie privée des individus, semble pour le moment garantir une meilleure résistance à la pression de l’épidémie.
Ne disposant ni d’un système social protecteur ni de ces structures de société aptes à freiner la diffusion de la pandémie, les Amériques semblent donc doublement vulnérables. A cela s’ajoute un troisième facteur, qui est celui des inégalités. Si l’on regarde l’indice de Gini, qui représente les inégalités dans la distribution des revenus, les Amériques se retrouvent une nouvelle fois dans une situation désavantageuse. Dans la liste des 20 pays présentant les plus forts indices (source Banque mondiale), on trouve en effet 9 pays américains (10 autres étant africains et un, les Philippines, localisé en Asie). Bien qu’elle souffre de problèmes d’actualisation car elle dépend de la capacité (ou de la volonté) des pays à produire ce type de statistiques (je n’ai inclus que les 105 pays dont les données dataient de 2015 ou plus récent), cette liste est révélatrice par les places du Brésil (indice de 53,9 ; 5e place mondiale, le plus élevé de tous les pays développés), de la Colombie (50,4 ; 9e mondial), du Mexique (45,4 ; 15e), du Chili (44,4 ; 18e) ou des États-Unis (41,1 ; 33e). En comparaison le pays le plus inégalitaire d’Europe occidentale est l’Italie (35,9, 55e) alors que l’Allemagne pointe à la 77e place (31,9).
Or, l’étude du CDC étasunien déjà citée, et d’autres, pointent du doigt le fait que la Covid-19 touche de manière disproportionnée les populations vulnérables. La surmortalité enregistrée aux USA est ainsi de 11,9% pour les populations blanches mais de 28,9% pour les populations noires et 53,6% pour les populations hispaniques. Comme cela a été montré en France, il faut sans doute y voir le reflet des conditions sociales et économiques des groupes en question. C’est parmi les Noirs et les Hispaniques que se trouvent le plus de travailleurs précaires, de personnes assurant les tâches de nettoyage ou de manutention dans les établissements hospitaliers, de personnes partageant des logements exigus avec de nombreuses familles, mais aussi de personnes qui ont des facteurs importants de comorbidité (diabète, obésité, etc.)… La place du Canada, qui est à la fois la société la plus égalitaire des Amériques (Gini de 33,3) et l’un des pays les moins touchés du continent, semble confirmer cette analyse.
Un continent incapable de distance sociale ?
Les différents facteurs que je viens de souligner se répètent suffisamment souvent pour qu’on puisse leur accorder une certaine validité. Cela étant, chacun pourra aussi trouver son contre-exemple. Comment expliquer, par exemple, la très forte mortalité aux États-Unis et au Brésil, alors que le premier pays dispose d’un système de santé performant sur le plan technologique, et le second d’un système universel bien plus avancé que ses voisins ? Les deux auraient dû limiter les dégâts et les statistiques montrent que ce n’est pas le cas. Comment expliquer la circulation active du virus sur l’ensemble du continent quand de nombreux pays ont fermé leurs frontières (là encore le cas des Etats-Unis interroge) ?
Selon les statistiques, l’Europe et les Amériques sont aujourd’hui les foyers principaux de la pandémie. Le SARS-CoV-2 y circule très activement, ce qui indique que les interactions sociales y demeurent fortes et que, malgré les mesures de confinement, elles n’ont que peu été limitées ou ont repris de manière intense, comme semble l’indiquer la situation enregistrée en Europe, où la reprise généralisée du brassage des personnes durant l’été et à la rentrée a entraîné une seconde vague particulièrement puissante. Doit-on voir dans cette similitude de situation entre les deux continents le reflet de la proximité sociale et culturelle unissant le « vieux continent » et les « jeunes pays américains », et les différenciant de l’Asie et de l’Afrique ? Et doit-on voir dans la différence de mortalité entre pays européens et pays américains l’effet des systèmes sociaux et de santé, bien plus protecteurs et efficaces d’un côté de l’Atlantique, et bien plus inégalitaires et déficients de l’autre ?
Tucson, le 27 octobre 2020