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Face à la Covid-19, le président tombe la veste. Ou comment Trump ne croit pas (non plus) à la photographie

Par Didier Aubert, , maître de conférences en civilisation nord-américaine à l'université Sorbonne Nouvelle, membre de l’UMR THALIM, et fellow du Centre pour l’étude de la culture matérielle et visuelle des religions (Center for the Study of Material and Visual Cultures of Religion - MAVCOR, Université de Yale).

L’une des images les plus remarquables de la campagne de Donald Trump aura été celle de d’un président en bras de chemise consultant des documents pendant son court séjour à l’hôpital militaire Walter Reed, où il avait été admis après un test positif à la Covid. Dans le raz-de-marée incessant des interventions télévisées ou « twitterisées » du président américain, cette photographie diffusée le 4 octobre par la Maison Blanche réussit à retenir quelques instants l’attention de la presse internationale, avant d’être engloutie comme toutes les autres interventions trumpiennes dans la saturation organisée de l’espace-temps médiatique. Cette image est pourtant remarquable pour au moins trois raisons.

Figure 1. Le président Donald J. Trump au travail dans la suite présidentielle du Centre médical militaire national Walter Reed (Bethesda, Maryland), samedi 3 octobre 2020, après son test positif à la Covid-19 le jeudi 1er octobre 2020 (Photographie de Joyce N. Boghosian/Maison Blanche/AP, source Wikicommons)

1. Signer, c’est présider

Sur la foi de cette image, mais surtout d’un deuxième cliché diffusé au même moment (fig. 2), certains commentateurs ont cru pouvoir affirmer que les documents posés devant Trump n’étaient que des feuilles blanches signées par le président. Si cela reste difficile à démontrer, l’hypothèse séduit parce qu’elle correspond à la pratique trumpienne du pouvoir, et notamment son goût pour le rituel des signatures de lois ou, parfois, d’executive orders qui lui permettent d’imprimer sa volonté politique en court-circuitant le Congrès, et de transformer instantanément – du moins le présente-t-il ainsi – sa parole en acte.

Figure 2. Voir légende précédente (source Wikicommons).

S’il a été maintes fois répété que Trump ne lit pas les rapports qui lui sont soumis, n’écoute guère ses conseillers, et s’informe essentiellement en regardant la télévision, il se comporte en revanche comme si sa propre parole était performative : le désarmement nucléaire de la Corée du Nord, la relance de l’économie américaine, le vaccin contre la Covid, c’est lui. C’est du moins ce qu’il dit, et c’est peut-être ce qu’il pense. La signature de documents divers devient ainsi emblématique d’une conception du pouvoir où la parole présidentielle s’incarne dans une forme d’édit. Ces cérémonies abondamment photographiées se veulent l’image d’un pouvoir en action, sans délai et sans intermédiaires. On se souvient pourtant que dans le monde des affaires, la signature de Trump ornait parfois des chèques en bois.

Figure 3. Photographie postée sur la page twitter @realDonaldTrump le 22 décembre 2018.

2. Trump en Clark Kent

La photographie de Trump en bras de chemise résonne étrangement comme une brève tentative « d’Obamisation » de la figure présidentielle. Sous le regard de Peter Souza[1], ex-photographe officiel de Ronald Reagan et de Barack Obama, ce dernier avait su construire une image publique marquée par une relative décontraction vestimentaire, et une liberté de mouvement qui suggéraient que la stature de l’homme d’état s’accommodait de nouveaux codes : la modernité de cette présidence inédite conservait une forme de gravitas d’autant plus profonde qu’elle jouait aussi le registre de l’empathie et de la quotidienneté. De nombreuses photographies montraient Barack Obama ayant « tombé la veste » pour jouer avec des enfants, travailler seul ou avec ses équipes, ou échanger avec des citoyens venus à sa rencontre (fig. 4).

Voir cette publication sur Instagram

May 2013. Another impromptu meeting. Note for the photo geeks: one of the benefits of my access is the luxury of time. Time to try and frame my photograph in an optimal way. My camera is always on the silent mode so I’m somewhat stealth as I make photographs in the Oval. Plus people by now are so used to me always being around. So I can make slight adjustments in where I stand, sit or in this case, kneel for the right angle, without interfering what is taking place. I try to position myself so as I look through the viewfinder the background directly behind the President is not too distracting. In this photo, I also was consciously trying to line up Lincoln, Washington and the Emancipation Proclamation so they were all visible in the background. And then I waited for a moment while continuing to watch my background in case there were slight movements sideways by the President’s aides.

Une publication partagée par Pete Souza (archived) (@petesouza44) le

Figure 4. Une photographie de Pete Souza prise en mai 2013, et republiée sur en 2016 sur une page instagram gérée par les archives nationales des Etats-Unis.

Cette image était elle aussi savamment construite, évidemment. Mais les représentations officielles des deux présidents doivent composer avec deux corps et deux postures diamétralement opposés: par la couleur de peau, la chevelure, la silhouette, mais aussi par les vêtements. En situation officielle (quand il ne joue pas golf, donc), Donald Trump porte toujours le costume ou presque, et souvent une cravate rouge. Il ne tient guère à être vu sans sa veste, pour des raisons qu’on peut imaginer. L’étrangeté de l’image du 3 octobre tient donc à une sorte de travestissement : ce Trump à la fois intime et habité par la solennité de sa fonction nous renvoie au vocabulaire visuel de la présidence Obama. Pendant quelques heures, guère plus, le président républicain se présente à la fois studieux et humanisé par la maladie.

Quelques heures plus tard, requinqué par un traitement de choc, Donald Trump remettra d’ailleurs sa cape (sa veste) et se comparera explicitement à Superman, inspirant pour la énième fois les humoristes des fins de soirées télévisées. Filmé descendant de son hélicoptère militaire (devenu le fond visuel et sonore de si nombreuses interventions face à la presse), enlevant son masque du haut de balcon de la Maison Blanche, Trump retrouvait rapidement une iconographie de virilité militariste, parfois magnifiée de ralentis incongrus. Là où l’iconographie obamienne s’était beaucoup construite sur le médium photographique (combinant la tradition du photojournalisme et les nouveaux usages des réseaux sociaux), la geste trumpienne semble parfois lorgner vers les productions Marvel ou DC Comics.

Figure 5. Donald Trump informe une foule de ses électeurs qu’ils se sent « comme Superman » après avoir traité pour la Covid-19. Tucson, Arizona, le 19 octobre 2020.

3. Les images et le monde

Prises par la photographe officielle de la Maison Blanche, les deux images de Donald Trump travaillant à Walter Reed ont poussé quelques experts de l’image numérique à les examiner d’un peu plus près. En examinant les données EXIF (Exchangeable Image File) des deux photographies, le journaliste Jon Ostrower a par exemple remarqué qu’elles avaient été prises à dix minutes d’intervalle, visiblement dans deux pièces différentes, avec et sans veste. 

Figure 6. Une partie du « post » twitter de Jon Ostrower mettant en évidence les données EXIF des images de Trump publiées le 4 octobre 2020.

La mise en scène de ces deux images, peu contestable au vu de ces données, n’est pas particulièrement surprenante. Et on peut douter de la portée politique d’une telle « révélation », pour un électorat qui a intégré depuis longtemps les « pseudo-événéments » décrits dès les années 60 par l’historien américain Daniel Boorstin comme données incontournables du débat politique.

On peut être surpris, en revanche, de la négligence de communicants qui oublient (ou jugent inutiles) d’effacer les données techniques des fichiers mis en ligne. Cette opération très simple permet de publier des images sans pour autant révéler où, quand, et comment elles ont été prises. Dans le cas du « leader du monde libre », on imaginerait cette précaution systématique (de nombreux appareils, ainsi que les téléphones portables, enregistrent les coordonnées GPS du lieu de prise de vue). Accessoirement, cela aurait aussi rendu plus difficile, dans le cas qui nous occupe, la révélation de la mise en scène : on voit bien qu’il s’agit moins de démontrer que le président a effectivement travaillé (en s’asseyant plus de dix minutes au même endroit) que d’offrir aux organes de presses deux « visuels » alternatifs de Trump au travail.

Plus profondément, on soupçonne en réalité que c’est la construction culturelle de la technologie numérique qui en est venue à faire oublier l’idée même d’un ancrage de l’image dans le monde. La photographie vaut moins désormais pour ses vertus de preuve (le témoignage attesté par la « trace du réel » qu’est l’image photographique) que par sa facilité de diffusion et sa multiplication instantanée. Dans un ouvrage récent, André Rouillé écrit que « la fluidité des photos numériques, la flexibilité de leurs formes et la volatilité de leurs rapports aux choses sont l’envers de l’immobilité des épreuves photo-argentiques, de leur fixité et de leur adhérence aux choses. »[2] Plus que le contenu toujours ambigu des images, les données EXIF peuvent être comprises précisément comme une version contemporaine de la trace photographique, de « l’adhérence aux choses » longtemps considérée comme la spécificité du medium : elles sont susceptibles de prouver l’enracinement d’une image dans un lieu et un moment donnés. Qu’elles n’aient pas été effacées par une équipe de communication brièvement tentée de fabriquer une « nouvelle image » du président peut être le résultat d’un oubli ou d’une incompétence. On y verra plus sûrement le symptôme (un de plus) du désintérêt profond de cette administration pour les liens entre le verbe, l’image et le monde.

Paris, le 2 novembre 2020


[1] Le compte instagram de Pete Souza, ses ouvrages, ses interventions publiques n’ont cessé de mettre en valeur ces différences. Voir par exemple le documentaire consacré à son travail, intitulé The Way I See It, et diffusé sur la chaîne progressiste MSNBC : https://www.youtube.com/watch?v=7L4ktHbelhc&feature=emb_logo

[2] André Rouillé, La photo numérique, une force néolibérale, Paris, L’échappée, p. 69.