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Covid-19 et inégalités sociales dans les Amériques : analyse auto-ethnographique du cas péruvien

Par Marion Magnan, sociologue, responsable administrative de l'Institut des Amériques.

Le 5 février 2020, je prenais l’avion de Milan à Lima. Ayant fini mon contrat de travail en Suisse, j’avais décidé de retrouver ma famille et de passer des vacances au Chili et en Bolivie, avant de reprendre mes projets de recherches au Pérou. Le 16 mars 2020, une semaine après mon retour à Cusco, chez ma famille, le gouvernement péruvien décrétait une quarantaine nationale. L’état d’urgence, qui aurait dû durer deux semaines, s’est prolongé sur plus d’un an. Mes projets de recherche initiaux et congrès à l’étranger prévus sont ainsi tombés à l’eau. Cependant, la crise sanitaire me permettait d’étudier un tout nouveau sujet d’ampleur mondiale. Faire une ethnographie « classique » était d’autant plus difficile que j’habitais avec ma mère et ma grand-mère, deux personnes vulnérables à la Covid-19 en raison de leur âge. Je ne voulais pas non plus prendre le risque de tomber malade durant le travail de terrain et contaminer ma famille. D’autre part, le gouvernement péruvien appelait la population à rester à la maison pour éviter la propagation du virus. J’ai donc commencé à faire de l’auto-ethnographie[1], combinant des expériences personnelles et familiales[2], afin d’étudier la pandémie et ses effets sociétaux. Cela m’a permis de poursuivre mon travail d’anthropologue malgré la crise sanitaire et les mesures de confinement. Grâce à mes économies issues de mon activité en Suisse avant la pandémie, j’ai pu rester à la maison et travailler à distance pour écrire des articles, suivre des conférences à l’étranger et encadrer des étudiants par Skype.

À mesure que j’avançais sur mon enquête de terrain, je me rendais compte de mes privilèges : résider dans une grande maison, être nourri et logé et avoir accès à tout le confort nécessaire pour travailler tranquillement comme l’électricité, Internet ou la télévision (pour suivre les nouvelles et prendre quelques données pour ma recherche sur la pandémie). Tout comme le reste de ma famille, je pouvais en effet me permettre de rester à la maison, sans avoir besoin d’un revenu, alors que de nombreux Péruviens et Péruviennes jugeaient nécessaire de quitter leur domicile pour travailler, manger et survivre. En effet, environ 70% de la population du pays gagne sa vie dans le secteur informel, sans un salaire fixe et sans sécurité sociale. Par ailleurs, le bonus « Yo me quedo en casa » (je reste à la maison) – aide monétaire gouvernementale pour surmonter les difficultés économiques des plus démunis – n’était pas suffisant pour couvrir les frais de nombreuses familles. Qui plus est, de nombreux Péruviens et Péruviennes ont affirmé n’avoir rien reçu, en justifiant par là leur non-respect du confinement obligatoire (mars-juin 2020) durant la première vague de la pandémie (mars-décembre 2020). « Je préfère mourir de la Covid-19 que mourir de faim » était un propos maintes fois prononcé à la télévision. Selon L. Amaya, « 51% affirment avoir plus peur de la faim que du coronavirus »[3]. Les populations les plus démunies sont ainsi celles qui ont le plus souffert de la pandémie et de ses conséquences socioéconomiques et sanitaires. Leur impossibilité de respecter la distance physique à la maison, dans des espaces serrés, a en outre provoqué la propagation du virus chez eux. En plus, comment éviter la diffusion du virus si l’on n’est pas en mesure d’accéder à l’eau, essentielle pour le lavage fréquent des mains, un des gestes barrières primordial contre la Covid-19 ?

Cette situation contraste avec la réalité d’autres Péruviens et Péruviennes, comme ma famille, qui ont les moyens de rester à domicile et de mettre en pratique les gestes barrières. Durant mon travail auto-ethnographique dans la ville de Cusco, j’ai pu constater le privilège qu’ont certaines familles de pouvoir se confiner sans trop de soucis, certaines et certains faisant même du télétravail. Nous (mes proches et moi) étions, par exemple, en mesure d’acheter des aliments en grande quantité pour éviter de quitter la maison régulièrement. À l’opposé, d’autres ménages, ne possédant même pas de réfrigérateur, ont eu tendance à faire leurs courses plus souvent. Parfois, nous commandions de la nourriture à domicile au lieu de cuisiner. Les sorties que nous faisions en ville avaient plutôt un caractère récréatif, contrairement à d’autres qui devaient quitter leur foyer pour avoir de quoi manger. D’ailleurs, ce type de sorties (y compris celles dites nécessaires, comme faire les courses au supermarché) me permettait de prolonger mes observations de terrain et de témoigner de l’évolution de la pandémie à Cusco. Nous nous permettions en outre d’organiser des réunions familiales à l’occasion, par exemple, du mariage d’un cousin, alors que des événements regroupant plusieurs personnes n’étaient pas officiellement admis. Certaines et certains avaient ainsi le luxe de préparer des cérémonies, des anniversaires et des voyages, comme j’ai pu le constater auprès de ma famille et de mon entourage à Cusco. Un de mes cousins avait par exemple fêté le premier anniversaire de sa fille avec de la famille et d’autres invités.

Mariage, octobre 2020. Avec une vingtaine d’invités, cette cérémonie a eu lieu dans le centre d’événement géré par mon oncle, père du marié. Malgré les mesures de sécurité prises, ce type d’événements peut être source de contagion de la Covid-19. (Photo : C. Terry).

Dans le but de poursuivre mes recherches postdoctorales sur le tourisme et la gastronomie, une fois la quarantaine obligatoire finie, je me suis permis d’aller au Machu Picchu, au même titre que d’autres Cusquéniens et Cusquéniennes de classe haute/moyenne ainsi que des touristes nationaux qui avaient les moyens de voyager. Je suis aussi allé au restaurant à plusieurs reprises pour y étudier les effets de la pandémie sur la fréquentation de ces établissements. Il s’agit des restaurants « gourmets » qui ne sont pas à la portée de tout le monde et sont fortement fréquentés par les touristes (mes projets de recherche postdoctorale avant la pandémie portaient sur ce type de restaurants et le tourisme culinaire à Cusco). Au-delà du plaisir de réaliser cette recherche, j’avais une excuse pour prendre de l’air en dehors de l’espace domestique. Afin d’éviter toute possible contamination envers mes proches, je pouvais facilement m’isoler dans ma chambre alors que dans le cas d’autres familles qui habitaient dans des espaces serrés, la distance physique était difficile à respecter.

Touristes au Machu Picchu, décembre 2020. L’ouverture de ce site archéologique inca a accompagné la réactivation du tourisme national de la fin du dernier trimestre de 2020. Si le tourisme génère des revenus importants à Cusco, il n’est pas moins responsable de la circulation du virus dans une région fortement touchée par le coronavirus. (Photo : C. Terry).

Comme j’ai pu le constater, à travers l’auto-ethnographie, la pandémie n’a pas affecté tout le monde de la même manière. Il ne s’agit pas d’un « virus démocratique » qui ne distingue pas les classes sociales, comme l’affirmaient Vizcarra, l’ancien président péruvien, et d’autres personnages politiques. La pandémie participe au contraire activement à perpétuer les inégalités sociales non seulement au Pérou, mais dans les Amériques d’une manière générale[4].

L’auto-ethnographie m’a aussi permis de constater que ces inégalités se prolongent aujourd’hui à travers la distribution des vaccins contre la Covid-19, ce malgré l’initiative COVAX. Le cas de ma mère qui s’est faite vacciner au Chili en témoigne. À l’exception du Chili, le reste de l’Amérique latine a eu peu accès aux vaccins pour sa population et le processus de vaccination avance lentement, dans un contexte caractérisé par une « cacophonie vaccinale ». Le Pérou figure parmi les pays les plus en retard en la matière, en partie à cause de la mauvaise gestion gouvernementale, de la crise politique de 2020 et des affaires de corruption favorisant le vaccin chinois produit par la firme Sinopharm qui ont retardé les négociations avec d’autres entreprises pharmaceutiques. Possédant une résidence au Chili, ma mère a reçu le vaccin en février 2021 alors que le Pérou n’avait pas encore commencé la campagne de vaccination (mise à part le « vacunagate », soit la vaccination clandestine de l’ancien président Vizcarra et d’autres personnalités du secteur public, privé et médical). Certains animateurs de télévision ont d’ailleurs annoncé la possibilité de se rendre au Chili par le biais de tours organisés, moyennant 1 000 dollars (vol, hôtel, nourriture et vaccin). S’il est vrai que cette information a été par la suite démentie, le tourisme vaccinal n’étant pas admis au Chili, cela démontre toutefois le privilège d’une petite frange de la population face à la possibilité d’une vaccination à l’étranger, que ce soit au Chili, aux États-Unis ou à Dubaï. Tout comme la vaccination aux États-Unis du candidat à la présidence, l’économiste Hernando de Soto, la vaccination de ma mère témoigne du privilège monétaire de certaines personnes par rapport à la vaccination : argent pour payer le déplacement et le séjour. Si pour ma famille et moi-même, la vaccination de ma mère nous soulage face au risque de tomber malade, voire de mourir de Covid-19, elle souligne les inégalités sociales, tant au niveau des effets de la pandémie, que sur les moyens pour y faire face. Je me sens aussi appartenir à ce groupe de privilégiés, car ayant la nationalité suisse et la résidence chilienne, je pourrai aussi être immunisé avant d’autres Péruviennes et Péruviens.

Au Pérou, sans vaccins, sans aides gouvernementales et sans trop de ressources économiques, les populations les plus pauvres sont davantage démunies dans le contexte actuel. Si elles tombent gravement malades, comment payer des ballons d’oxygène ? S’il n’y a pas de place dans les hôpitaux publics souvent très chargés, comment payer une clinique privée ?

Evolution de la campagne de vaccination contra la Covid-19. Comme le montre le graphique, le Pérou est au dernier rang des pays qui vaccinent leur population, bien en dessous du 3% de la population totale. (Source : https://ourworldindata.org/covid-vaccinations).  

Après 200 ans d’indépendance et malgré une croissance économique les trente dernières années (hausse du PIB sans véritable distribution des richesses[5]), le Pérou reste marqué par de fortes inégalités sociales qui expliquent aujourd’hui pourquoi certaines personnes (une minorité) sont mieux loties face aux effets de la pandémie et peuvent se permettre de rester chez eux plus facilement, tandis que d’autres (innombrables) doivent impérativement sortir pour travailler.    La pandémie creuse les inégalités sociales et ces dernières contribuent à leur tour à diffuser le virus dans un pays où la nouvelle variante brésilienne P.1, très contagieuse, circule déjà parmi les gens. Les personnes devant impérativement sortir pour travailler, pour (sur)vivre, vont certainement être plus exposées à cette variante. Il y a donc un vrai risque de voir le Pérou, comme durant la première vague du SARS-CoV-2, parmi les premiers pays avec le taux de mortalité par million d’habitants le plus élevé au monde.

Taux de mortalité due à la Covid-19. Comme le montre la carte, le Pérou est parmi les plus touchés au monde, avec 1 660 morts par million d’habitants. (Source : https://ourworldindata.org/covid-deaths).

Réaliser une auto-ethnographie à l’heure de la Covid-19 m’a rendu plus attentif au privilège que nous avons ma famille et moi-même. La pandémie a certes bouleversé nos vies et nos habitudes. Toutefois, nous n’avons pas vécu les difficultés d’autres personnes moins favorisées. Personnellement, j’ai pu trouver le côté positif à la pandémie en me penchant sur le sujet en tant qu’anthropologue. J’ai  aussi trouvé une manière de dénoncer ces inégalités sociales à partir du point de vue des privilégiés, de faire de l’anthropologie « un outil professionnel d’engagement pour la justice sociale »[6].  Dans ce sens, il est impératif de réfléchir à un nouveau pacte social, plus équitable et plus juste, divorçant le mariage de la pandémie avec l’inégalité sociale, exposé brièvement ici et plus largement documenté par d’autres travaux dans différentes régions de la planète. Ce nouveau pacte social est nécessaire pour éviter des problèmes liés à la Covid-19 (comme la thésaurisation des vaccins) et d’autres futures difficultés – d’une ampleur égale ou supérieure à la crise sanitaire actuelle telle que le changement climatique[7] – qui tendent à s’attaquer aux populations les plus vulnérables. L’auto-ethnographie peut ainsi être révélatrice des inégalités sociales et se transformer en un outil autocritique et empathique face à la réalité des personnes moins privilégiées.

Cusco, le 16 avril 2021

Cristian Terry est docteur en sciences sociales (Université de Lausanne). Ses recherches portent sur le tourisme, la gastronomie et l’activité textile dans les Andes, particulièrement dans la région de Cusco. Dernièrement, il s’est intéressé à l’étude de la Covid-19 au Pérou, ayant récemment publié l’article « La ‘nueva convivencia social’ en tiempos de Covid-19 » et le chapitre « ‘Catch me if you can’. Récits de voyage et de confinement » dans l’ouvrage Échos vides – La poétique du coronavirus (coord. Lya Arthur).


[1] Voir notamment Sikes, P. (2013). Editor’s Introduction : An Autoethnographic Preamble. In P. Sikes (Éd.), Autoethnography: Vol. I (p. xxi‑lii). Los Angeles, etc.: SAGE Publications.

[2] Terry, C. (2020). La « nueva convivencia social” en tiempos de COVID-19. Aproximación desde la auto-etnografía y el caso peruano. Textos y Contextos desde el sur, (Número especial), 101‑128. http://www.revistas.unp.edu.ar/index.php/textosycontextos/article/view/142

[3] Amaya, L. (2020). Cuando el virus no es el único enemigo. In R. H. Asensio (Éd.), Crónicas del gran encierro. Pensando el Perú en tiempos de pandemia (p. 79‑80). Lima: IEP. https://iep.org.pe/wp-content/uploads/2020/06/Cr%C3%B3nica-del-Gran-Encierro-1.pdf

[4] Bidegain, N., Sabatini, S., & Iwasaki, F. (2020, juin). Conversatorio ¿Cómo afecta la pandemia a Latinoamericana? Conférence organisée par la Swiss School of Latin American Studies (SSLAS). Présenté à Zurich le 25 juin 2020.

[5] Pajuelo, R. (2020). Pandemia y conocimiento : Visibilizando un desafío pendiente en Perú. In R. H. Asensio (Éd.), Crónicas del gran encierro. Pensando el Perú en tiempos de pandemia (p. 178‑184). Lima: IEP. https://iep.org.pe/wp-content/uploads/2020/06/Cr%C3%B3nica-del-Gran-Encierro-1.pdf

[6] Gerbaudo Suárez, D., Golé, C., & Pérez, C. (2020). Diario etnográfico de tres becarias en cuarentena : Entre el aislamiento y la intimidad colectiva. Perifèria. Revista de Recerca i formació en Antropologia, 25(2), 167‑178. https://doi.org/10.5565/rev/periferia.756

[7] Cometti, G. (2015). Lorsque le brouillard a cessé de nous écouter. Changement climatique et migration chez les Q’eros des Andes péruviennes. Bern, Berlin, Bruxelles, [etc.]: Peter Lang.