Texte rédigé avec la collaboration de : Edna Alencar (UFPA), Tabatha Benitz (IDS Mamirauá), Thiago Cardoso (UFAM), João Paulo de Cortes (UFOPA), Luly Fischer (UFPA), Luiza Flores (UFAM), Ricardo Folhes (UFPA), Jean-Raphaël Gros-Désormeaux (LC2S), Lise Tupiassu (UFPA)
Lancé en mai 2020 sous l’égide de l’Institut de Recherche en Sciences Sociales sur la biodiversité dans la Caraïbe et les Amériques (IRN IRCAB), l’observatoire CoronAmazon propose de recenser les impacts sociaux et écologiques de l’épidémie de Covid-19 en Amazonie brésilienne.
CoronAmazon : un observatoire collaboratif
Cet observatoire prend la forme d’une carte collaborative sur laquelle chacun peut publier librement des informations de première main (récits, témoignages, communiqués et chiffres institutionnels, campagnes de levées de fonds ou de collecte de nourriture) ou de seconde main (articles de presse, billets de blogs, etc.) en les inscrivant dans des thématiques préétablies et en les associant à des lieux précis. Les documents apparaissent ensuite sur la carte de l’aire amazonienne sous la forme d’épingles pointant vers des villes, des villages, des Terres Indigènes ou d’autres espaces et affichant, lorsque l’on clique dessus, une prévisualisation du contenu.
Cette plateforme collaborative géoréférencée est couplée à un groupe Facebook privé rassemblant des universitaires issus de plusieurs disciplines au sein duquel nous relayons des articles de presse, des rapports et des publications scientifiques sur la Covid-19 en Amazonie. Lorsqu’elles sont localisées et datées, ces informations sont publiées sur la plateforme de l’observatoire. L’objectif est de rassembler une masse de données sur les conséquences sociales (sanitaires, économiques, etc.) et environnementales de l’épidémie, les initiatives locales, la gestion de la crise par les différentes communes et les représentations des populations locales.
On note jusqu’ici deux périodes de forte activité de l’observatoire : premièrement, de mai à août 2020, puis depuis janvier 2021. La publication des informations sur le site a en effet accompagné les deux « vagues » de l’épidémie distinguées par les médias couvrant la crise sanitaire dans cette région. Cette perception de la temporalité de la crise ne reflète pas nécessairement les analyses des épidémiologistes.
Fonctionnement de l’observatoire
Développé grâce au logiciel de cartographie sociale en open source Ushahidi et accessible en plusieurs langues (le contenu du site est en français et en portugais mais les boutons d’appel à l’action peuvent être traduits dans 14 autres langues.), l’observatoire CoronAmazon, est ouvert à un large public. Il peut être consulté librement et il est possible d’y poster des informations en s’identifiant ou de façon anonyme. Les publications sont modérées par les administrateurs. Dans la mesure où il a, jusqu’ici, été alimenté principalement par des chercheurs français et brésiliens privés d’accès à leurs terrains en raison de la crise sanitaire elle-même, il contient peu d’informations de première main. Lorsque c’est le cas, comme pour les témoignages d’acteurs locaux, elles ont souvent déjà été publiés ailleurs.
L’observatoire CoronAmazon s’est en revanche avéré efficace pour regrouper et faire circuler largement des articles de presse ainsi que des informations publiées par d’autres équipes documentant les effets la Covid-19 en Amazonie. Ainsi, les récits d’étudiants indiens issus des observatoires Pandemias na Amazônia du Centre d’études sur l’Amazonie indigène (NEAI) de l’Université Fédérale de l’Amazonas (UFAM) et de la page Facebook du PET indígena (Programme d’éducation didactique de la Licence indigène de l’Université Fédérale de l’Amapá – UNIFAP) ont été relayés sur l’observatoire CoronAmazon. Des connexions ont également été créées avec le Groupe d’étude territoires, identités, genre et environnement, de l’Université Fédérale du Pará, qui réalise, en collaboration avec l’Institut de Développement Durable Mamirauá, une étude des impacts socio-économiques de la Covid-19 dans les communautés « traditionnelles »[1] d’Amazonie des régions du Moyen Solimões (Amazonas) et de la région littorale du Salgado (Pará).
Type de données collectées
Nous proposons, dans ce billet, un premier bilan des informations collectées jusqu’ici et de ce qu’elles nous apprennent sur les effets de la pandémie en Amazonie brésilienne.
L’examen des métadonnées des documents compilés par l’observatoire CoronAmazon montre tout d’abord que les publications s’échelonnent en deux temps : un premier ensemble d’informations a été mis en ligne entre le lancement de l’observatoire, à la mi-mai 2020 (soit deux mois après l’annonce du premier cas de Covid en Amazonie brésilienne) et le 5 août. Il est suivi d’une pause de quatre mois qui s’explique par une diminution des informations publiées sur l’épidémie en Amazonie, tant par les acteurs de la société civile que par les médias. Nous avons observé qu’à partir de la mi-août, la plupart des actions d’entraide mises en place pendant le pic de la crise s’arrête au profit d’autres campagnes d’action comme, par exemple la lutte contre les incendies en Amazonie. C’est également à cette date qu’on observe, sur certains de nos terrains, un relâchement voire un abandon des restrictions avec la réouverture des commerces, la reprise des fêtes dansantes et des tournois de foot dans les villages. Les communes réduisent en outre les actions d’urgence destinées à tester massivement les populations rurales au profit d’installation de centres de dépistages urbains avec une activité routinière. La période coïncide, enfin, avec les élections municipales, lors desquelles les candidats sortants ont eu tendance à peu communiquer sur la crise sanitaire et à la minimiser. Bien que l’épidémie soit encore loin d’être éradiquée, certains villageois nous font part de leur sentiment selon lequel « la crise sanitaire est passée » et que le virus « ne reviendra pas ». Dans un deuxième temps, à partir de janvier 2021, les publications reprennent progressivement, en accord avec ce qui est perçu localement comme une seconde vague épidémique.
Analyse des données collectées lors de la « première vague » (de mai à août 2020)
Si l’on analyse les données disponibles pour la première période épidémique perçue par les acteurs locaux (de mai à début août 2020), l’observatoire compte 124 publications réparties comme suit :
Thématiques des publications | N° publications |
Effets sanitaires et sociaux de la Covid-19 en Amazonie | 36 |
Décès et assassinats de leaders et activistes | 27 |
Focus sur un village, témoignage | 26 |
Initiatives locales | 24 |
Observatoires sur la Covid-19 en Amazonie | 07 |
Effets environnementaux de la Covid-19 en Amazonie | 04 |
Le faible nombre de publications sur les effets environnementaux de la Covid-19 en Amazonie montre que le mode de collecte de données (seconde main) ne permet pas d’appréhender ce phénomène pourtant à l’œuvre (Ferrante & Fearnside, 2020). Il faudrait, pour cela, faire remonter des témoignages, ce qui impliquerait un travail de collecte systématique de données que nous ne sommes pas en mesure de fournir compte tenu des difficultés d’accès à nos terrains liés à la persistance de la crise sanitaire. En revanche, l’observatoire nous a permis de capter assez efficacement l’évolution des discours et les changements de registres, au fil des mois, des différents acteurs impliqués dans la lutte contre l’épidémie.
L’analyse des données collectées par l’observatoire CoronAmazon entre mai et début août 2020 montre que les discours des autorités (étatiques et municipales) et des médias changent au fur et à mesure que l’épidémie progresse en direction des zones rurales et que les acteurs de la société civile se mobilisent pour donner de la visibilité aux effets de la Covid-19 sur certains groupes sociaux en Amazonie.
Perceptions de la Covid-19 par les acteurs locaux entre mai et août 2020
Initialement présentée par la presse brésilienne comme une « maladie de riches qui tue les pauvres », la Covid-19 est progressivement perçue comme l’instrument d’un « génocide institutionnel » à l’encontre des populations noires et indigènes. Durant la première vague de la pandémie, le mot a été employé par exemple par la leader indigène Sônia Guajajara, l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro ou encore le neurochirurgien de Santarém, Erik Jennings Simões, en charge de la santé des Indiens isolés Zoé. Tous dénoncent le manque d’action de l’État brésilien pour protéger les populations indiennes de l’épidémie de covid-19. Le terme « génocide », qui renvoie dans l’imaginaire français à la destruction méthodique d’un peuple et qui est surtout employé en référence à l’extermination des juifs par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale ou à celle des Tutsi par les autorités hutu au Rwanda en 1994, est utilisé au Brésil pour qualifier des formes plus diverses de violence à l’égard des populations indigènes ou noires, telles que l’inaction du gouvernement face à plusieurs menaces pesant sur ces groupes (épidémies, orpaillage illégal, spoliations territoriales, etc.) ou la défaillance des services de santé qui s’adressent à eux. Autrement dit, la dimension de crime par omission semble plus présente dans l’acception brésilienne que dans l’acception française. La perception de l’épidémie comme le résultat d’un rapport de classes laisse ainsi place à une lecture raciale et ethnique sur fond de négligence complice du gouvernement (fédéral principalement).
Ce changement de registre (du social vers l’ethnico-racial) est en grande partie imputable à l’action des mouvements indigènes et indigénistes (et, dans une moindre mesure, à celle des mouvements quilombolas) qui, en compilant et publiant les données éparses relatives aux populations indigènes, ont permis d’obtenir des statistiques épidémiologiques pour cette catégorie de population. Il apparaît alors que la méthode de comptage employée par les pouvoirs publics sous-estime le poids des indigènes dans les statistiques épidémiologiques. Par ailleurs, l’attention portée au sort des minorités ethniques et raciales d’Amazonie permet de questionner les catégories utilisées et la façon même dont le suivi épidémiologique est réalisé et publié.
Dans une proposition d’article soumise à la revue canadienne Anthropologica (Stoll et al, 2020), nous passons au crible les bulletins épidémiologiques des deux plus grand États d’Amazonie (le Pará et l’Amazonas), de leurs capitales (Belém et Manaus) et de trois communes moyennes (Santarém, Tefé et São Gabriel da Cachoeira). Nous avons pu observer que les catégories utilisées dans les bulletins épidémiologiques des capitales et des communes moyennes évoluent au fur et à mesure que les nouveaux discours sur le « génocide » ethnique et racial s’imposent, de façon à s’y adapter. On observe de grandes disparités dans la présentation des statistiques épidémiologiques d’une administration à l’autre, et d’un État à l’autre. Ainsi, l’État de l’Amazonas a démontré une plus grande transparence dans la présentation de ses données épidémiologiques que l’État du Pará, permettant une meilleure visibilité du sort des groupes indigènes et des populations recensées comme pardas, ce qui est un indicateur social (classes défavorisées). On note aussi que les communes ne suivent pas forcément le modèle de bulletin proposé par le gouvernement étatique ni par les capitales. Dans ces deux États amazoniens, les grands absents des données épidémiologiques officielles sont les populations quilombolas (malgré la mobilisation relative du mouvement) et traditionnelles. La faible mobilisation de la société civile en faveur des populations traditionnelles et leur non-prise en compte par l’État montre la grande vulnérabilité institutionnelle de cette catégorie légale de populations, notamment en temps de crise.
Regain d’activité de l’observatoire pour la deuxième vague (depuis janvier 2021)
Après cinq mois de latence, l’observatoire CoronAmazon reprend du service depuis janvier 2021, suite à une nouvelle flambée de cas de Covid-19 et de décès en Amazonie. La première vague avait été marquée par une difficulté à faire face au nombre de décès qui se traduisait par un encombrement dans les instituts médico-légaux et dans les cimetières (images des fosses communes à Manaus et des camions frigorifiques remplis de corps à Belém). La deuxième vague débute quant à elle par l’image de la pénurie d’oxygène dans les hôpitaux des capitales et des grandes villes amazoniennes. Ainsi, nous sommes confrontés, comme au premier semestre 2020, à un fort accroissement des informations et à une nouvelle mobilisation des autorités brésiliennes et des différents acteurs de la société civile pour poursuivre le combat contre l’épidémie de Covid-19 en Amazonie.
Références citées
- FERRANTE, L., & FEARNSIDE, P. M. (2020). « Military forces and COVID-19 as smokescreens for Amazon destruction and violation of indigenous rights ». DIE ERDE – Journal of the Geographical Society of Berlin, 151(4), 258-263. https://doi.org/10.12854/erde-2020-542
- STOLL, Emilie ; ALENCAR, Edna ; BENITZ, Tabatha ; CARDOSO Thiago ; FLORES Luiza ; CAPREDON Elise ; FOLHES Ricardo ; CORTES João Paulo ; TUPIASSU Lise ; FISCHER Luly ; PRIAM Jonathan, « D’une « maladie de riches » à un « génocide ethnico-racial ». Évolution des discours et des perceptions de la Covid-19 en Amazonie brésilienne. », Anthropologica, soumis le 11 novembre 2020.
[1] Catégorie légale prévue par la législation socio-environnementale brésilienne (Loi du SNUC, 2000) désignant divers collectifs (pêcheurs traditionnels, agriculteurs familiaux, extracteurs de latex, casseuses de noix, etc.) dont le point commun est d’exercer une activité à faible coût environnemental et de vivre sur un territoire nécessaire à la reproduction sociale et culturelle du groupe.