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« Promettre moins et faire plus » : comment Joe Biden utilise la pandémie pour transformer les États-Unis

Par François-Michel Le Tourneau, géographe, directeur de recherche CNRS à l’UMI iGLOBES.

Pour qui suit l’actualité des États-Unis, les dernières semaines donnent une certaine impression de surréalisme. Depuis l’élection de Joe Biden, toute une série de notions ou d’idées qui paraissaient bannies du débat public – ou soigneusement cantonnées dans les cercles de pensée de gauche, se trouvent soudainement au centre de l’action publique : allocations familiales, taxes sur les entreprises, attaque sur la dissimulation des profits dans les paradis fiscaux… Ce dans un pays qui a tout de même donné à Donald Trump un record historique de 74,2 millions de voix, le plus grand nombre obtenu par un candidat à la présidentielle américaine dans l’histoire… après Joe Biden, bien sûr. Comment est-ce possible ?

Un pays choqué par la pandémie

Même si la diversité des situations locales est grande, les États-Unis ont payé et payent cher encore le désordre de la réponse apportée par l’administration Trump à la pandémie. Pays le plus endeuillé au monde selon les décomptes officiels, il a pulvérisé la marque de 500 000 décès en février 2021 et s’approche à grande vitesse de 600 000.

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200 millions de doses en 100 jours, objectif doublement atteint (source whitehouse.gov)

Mais, au milieu du chaos, il faut reconnaître à l’administration précédente une mesure cruciale. Dès mai 2020, le gouvernement fédéral a inondé l’industrie pharmaceutique de fonds (14 milliards de dollars !) pour qu’elle trouve un vaccin le plus vite possible. Toutes les entreprises sérieuses ont été largement subventionnées – contrairement à l’image que l’on en a souvent en France, le contribuable américain finance largement la recherche, y compris la recherche fondamentale la plus « inutile » … Quelques mois plus tard, le résultat est là avec non pas un seul mais trois vaccins approuvés et une capacité à les produire en masse qui fait l’envie de l’Union européenne, qui n’a pas eu autant d’audace.

Face à la montée des décès de la troisième vague débutée dès janvier, le président Biden avait fixé un but qui semblait ambitieux : 100 millions de doses appliquées en 100 jours. En fait, l’objectif initial sera sans doute atteint plus de deux fois (plus de 200 millions de doses en 100 jours, donc), faisant oublier au passage les incidents industriels ou les ratés qui, aux États-Unis comme en Europe, atteignent la campagne de vaccination. Le gouvernement Biden avait probablement une bonne idée qu’il lui serait possible de dépasser largement son objectif initial, mais il a mis en place une politique visant à « en promettre moins et en faire plus » (under promise and over deliver). Et ça marche. Il est bien plus enthousiasmant de dépasser ses ambitions initiales, y compris quand celles-ci étaient modestes, que d’annoncer des retards de livraison à la chaîne…

La pandémie comme prétexte pour changer de modèle social

Mais la situation sanitaire n’était pas la seule à préoccuper l’administration Biden. Malgré des chiffres montrant une reprise rapide de l’économie face à la crise liée à la pandémie, les dégâts sont là, avec des chiffres records de chômage et une partie importante de la population laissée au bord du chemin par la fermeture des commerces ou des restaurants où ils travaillaient. En conséquence, une crise des expulsions de logement se profile – ce alors qu’en parallèle le marché boursier se porte parfaitement bien, contribuant à creuser les inégalités.

Il fallait aussi intervenir même si, ici encore et malgré le credo libéral des Républicains, le président Trump avait déjà « jeté de l’argent depuis un hélicoptère » (au total près de 1,8 trilliards de dollars dépensés pour relancer l’économie jusqu’en décembre 2020).

Joe Biden signe le American Rescue Plan (source whitehouse.gov)

Le plan de relance élaboré en janvier par Biden et dénommé American Rescue Plan avait, lui aussi, pour but de rétablir la confiance dans l’économie, mais aussi de pacifier le pays. Malgré leurs désaccords idéologiques profonds sur le rôle de l’Etat, peu nombreux sont les Américains de la classe populaire qui trouvent désagréable de recevoir un chèque immédiatement encaissable à leur nom. Depuis janvier ils trouvent dans leur boîte aux lettres des mandats de 1400 $ par personne (D. trump avait donné 1 200 $), utilisables sans restriction : une mesure à la popularité garantie.

Mais en profitant d’un assentiment populaire très important à ces mesures de relance, le président Biden a profité de son plan pour introduire des innovations importantes, qui touchent au cœur du modèle social américain. Reprenant les traces de Barack Obama, il a ainsi étendu l’adhésion au système d’assurance régulé par l’État mis en place dans le cadre de l’Affordable Care Act (le fameux Obamacare). En gros, puisque de nombreux Américains ont perdu leur assurance santé avec leur emploi, le plan de Biden leur propose de passer sur des assurances garanties par l’État, dont le prix est rendu beaucoup plus attractif pour le moment grâce aux fonds engagés par le American Rescue Plan.

Le plan de relance prévoit aussi des allocations familiales, désormais presque universelles (il faut gagner plus de 10 000 $ par mois pour en être exclu), à hauteur de 300 $ par enfant. Contrairement à la doxa en vigueur depuis longtemps et comme le soulignait ce billet dans ce blog, ces allocations ne sont plus conditionnelles et leur usage est laissé à l’appréciation des parents (contrairement aux food stamps, convertibles uniquement en achats alimentaires). Bref, un modèle social qui se rapproche de celui de l’Europe.

Bien sûr, ces mesures sont pour le moment provisoires. Au lieu de proposer un changement législatif majeur qui aurait relancé la guerre idéologique, Joe Biden a choisi de présenter l’ensemble comme un « plan de relance » adapté aux circonstances. Mais nul n’est dupe. L’idée est bien de créer un mouvement de masse. Les Américains bénéficiant de ces garanties pourraient bien s’y habituer et exiger qu’elles continuent par la suite, créant les bases d’une protection sociale universelle jusqu’ici inconnue aux États-Unis.

Vers un changement de philosophie économique

Si l’annonce de la création d’allocations familiales était déjà un scoop en soi, les discussions sur le plan de remise à niveau des infrastructures, appelé American Jobs Plan qui ont commencé immédiatement après celles sur le plan de relance ont aussi lancé des idées jusque-là plutôt taboues à Washington, comme une augmentation importante de l’impôt sur les sociétés et, en parallèle, le début de discussions au niveau mondial pour lutter contre les stratégies d’évasion fiscales dont les plus grandes entreprises américaines, notamment celles de l’économie numériques, sont les championnes incontestées. Un virage à 180° par rapport à l’ère Trump mais aussi, dans une large mesure, par rapport à la politique économique qu’avaient acceptée Bill Clinton ou Barack Obama.

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Appelé American Jobs Plan, le plan de remise à niveau des infrastructures est le nouveau combat de Joe Biden (Source de l’image whitehouse.gov)

Ici encore, beaucoup d’habileté. Le thème de la décadence des infrastructures est un topos de la vie politique américaine (Donald Trump avait aussi annoncé un tel plan, sans finalement rien faire). Il permet d’activer la fibre patriotique : « nous devons redevenir N°1 dans le monde ! ». Il permet aussi de s’inscrire dans la continuité historique des administrations Roosevelt (qui avait conçu l’idée) et Eisenhower (qui a massivement financé les travaux) qui ont fondé les bases du réseau routier fédéral dont le pays est si fier.

Mais toute la question est de savoir ce que l’on met sous le mot-valise « d’infrastructures ». Les Républicains, qui voient bien qu’ils ne pourront pas s’opposer à ce nouveau plan présenté comme une autre manière de relancer la machine économique (d’où son nom), voudraient le limiter à une définition étroite : les routes, les ponts, peut-être les télécommunications.

Mais l’administration Biden et le parti Démocrate voient bien plus grand. Dans le plan sont inclus la décarbonisation des transports (clin d’oeil au Green New Deal soutenu par A. Ocasio-Cortez et B. Sanders) mais aussi des mesures de remises de dettes en faveur des étudiants ou des mesures pour les exclus du marché de l’emploi, présentées comme le renforcement des « infrastructures humaines » de la nation. Et, à nouveau, des mesures pour renforcer la protection sociale, notamment les programmes Medicare et Medicaid.

Il faudra payer pour cela, et il sera plus difficile de financer ce plan uniquement par le déficit, comme le précédent. Surprise, ce sont des hausses d’impôt sur les entreprises et la fermeture de niches fiscales qui sont envisagées – en plus bien sûr de l’idée que la croissance économique à long terme compensera largement l’investissement.

Malgré leur dénonciations, il est probable que l’opposition des Républicains sur le sujet sera peu audible. Qui pourrait s’opposer à la création d’emplois et à la populaire amélioration des infrastructures ?

Une pandémie utilisée à bon escient ?

Héritant d’une situation sanitaire catastrophique de son prédécesseur, Joe Biden fait preuve jusqu’ici d’une extrême habileté. Il a non seulement réussi à mobiliser le pays autour d’une campagne de vaccination massive (jusqu’à 3,8 millions de doses appliquées par jour !) mais il a en plus réussi à en faire ce que les Américains préfèrent : une success-story nationale, un récit dans lequel les records s’accumulent les uns après les autres démontrant l’énergie indomptable de l’Amérique.

Plus, le président élu en novembre, pourtant confronté à une violente opposition dont les événements autour du Capitole sont la preuve, réussit à utiliser la crise pour favoriser son agenda alors qu’il dispose d’une très fine majorité au Sénat. En insérant les mesures sociales qui tiennent à cœur aux Démocrates dans le cadre de la relance ou de la lutte contre la pandémie, il prend les Républicains au piège puisque la population est massivement favorable à tout ce qui peut améliorer la situation économique et annoncer un « retour à la normale ».

Mais qu’en sera-t-il, justement, quand les choses seront « normales » ? Clairement, l’administration fait le pari que ceux qui bénéficient des mesures sociales se mobiliseront pour les conserver, et que la reprise économique sera suffisante pour contenter les autres, assurant au final une large victoire aux élections de mi-mandat. Il faudra attendre l’année prochaine pour voir si le changement de modèle social qui semble s’annoncer pourra survivre au-delà des mesures d’urgence pour s’inscrire dans la longue durée, notamment en étant finalement incorporé dans des législations plus solides que des plans d’urgence.

On peut aussi s’interroger sur le coût des mesures. Ayant annoncé près de 5 trilliards de dollars de dépenses (ce sera peut-être un peu moins car le coût final du plan concernant les infrastructures n’est pas encore fixé), on peut se demander si l’administration Biden n’a pas tiré toutes ses cartouches dans les premiers mois de son mandat et comment elle pourra réagir face à une hausse des taux d’intérêt ou une moins grande appétence des investisseurs pour les titres du trésor américain.

Finalement, pandémie ou pas, ce qui unit Démocrates et Républicains c’est que le déficit budgétaire les préoccupe beaucoup plus chez les autres que chez eux…