En Bolivie, le premier cas d’infection par le SARS-CoV-2 a été détecté le 10 mars 2020. Il s’agissait d’une voyageuse bolivienne rentrant d’Italie par Santa Cruz de la Sierra. Si l’information sur ce nouveau virus circulait déjà depuis janvier 2020, c’est à partir du début du mois de mars que les autorités ont commencé à instaurer des mesures sanitaires. Avec l’aide de l’Organisation panaméricaine de la santé (OPS), des dépliants sur le virus et les symptômes de l’infection, ses modes de transmission, les gestes barrières à adopter, ont largement été diffusés. L’équipe numérique Agetic, qui avait été créée par le gouvernement précédent d’Evo Morales et qui avait été au cœur des soupçons de la fraude électorale en octobre 2019 a été recyclée par le gouvernement de Jeanine Añez pour diffuser de l’information sur la gestion de l’épidémie (www.boliviasegura.gob.bo). Un décret suprême publié le 4 mars 2020 (DS n°4174) a également autorisé le ministère de la santé à faire des achats de matériel médical sans passer par la procédure des appels d’offres. Début mars, les autorités donnaient l’impression de maîtriser la situation épidémique. Quelques semaines plus tard, ce ne semble plus être le cas. Que s’est-il passé ?
Une avalanche de « décrets suprêmes »
Dès le 12 mars, avec l’annonce de la Déclaration de situation d’urgence nationale (DS n°4179), les mesures de gestion de l’épidémie se sont brutalement accélérées avec la fermeture des écoles et universités. Le 13 mars, la Bolivie interdit les vols en provenance d’Europe (DS n°4190) et le 16 les autorités imposent les premières mesures de restriction des contacts, instaurant un couvre-feu, la réduction des heures de travail ; l’interdiction de réunir plus de 50 personnes en un même lieu ; l’interdiction des déplacements interdépartementaux, l’interdiction pour les enfants et les plus de 65 ans de sortir dans l’espace public. Pas moins de quatre décrets suprêmes ont été publiés entre le 16 et le 18 mars (DS n°4192, 4196, 4198 et 4197), rendant l’information assez inaudible tant le rythme du changement des mesures a été rapide.
Ces mesures commençaient à peine à être appliquées que le 21 mars, les autorités ont décidé un confinement complet du pays par l’émission d’un nouveau décret présidentiel (DS n°4199, puis le DS n°4200 le 25 mars) : toutes les frontières ont été brutalement fermées, les vols commerciaux suspendus, les déplacements des populations ont été interdits (sauf une fois par semaine et pour un seul membre d’une même famille, un jour imposé par les autorités en fonction du numéro de carte d’identité, uniquement à pied, pour l’approvisionnement alimentaire). Initialement prévues jusqu’au 4 avril, ces mesures de confinement ont ensuite été prolongées plusieurs fois jusqu’au 31 mai. Dépassée par l’évolution de l’épidémie – services de thérapie intensive débordés, trop faible capacité à tester la population -, le 24 avril la Présidente Añez a nommé un Conseil scientifique pour conseiller le gouvernement sur les mesures de santé publique à prendre.
Depuis le 31 mai, la Bolivie est entrée dans une nouvelle phase de gestion de situation épidémique fondée sur un confinement dit dynamique. Les mesures sont désormais laissées aux municipalités (décret 4245). L’État gère les frontières qu’il maintient fermées, un couvre-feu sur l’ensemble du territoire et une carte de risques à trois niveaux (indice de risque : haut, moyen, modéré), établie par municipalité, en fonction des données qu’il récolte une fois par semaine des services départementaux de santé. Le niveau de risque est censé régir un cadre général d’actions possibles pour les municipalités. Ces dernières gèrent toutes les autres mesures sur leur territoire de compétence, en fonction de la carte de risques. Par exemple, un risque haut signifie que la population n’a le droit de sortir qu’une seule fois par semaine pour s’approvisionner (DS n°4229). En réalité, la plupart des municipalités, comme celle de La Paz, ont rendu possible la sortie de la population adulte, de manière illimitée hors couvre-feu dès le 1er juin 2020 (loi municipale n°414 du 26 mai 2020) alors que la municipalité est classée en risque haut par les autorités nationales. A partir du 1er juin, la population s’est donc à nouveau retrouvée dans une situation d’interprétation difficile de ce qui lui était ou pas autorisée de faire, ce qui a provoqué la multiplication des contacts et la très forte augmentation d’infections à partir de juin 2020.
Changer d’échelle pour mieux voir ce que se passe
La Bolivie a mis très tôt en place des mesures de confinement très strictes. Avec seulement 11,4 millions d’habitants estimés en 2020, les autorités espéraient contenir la diffusion des cas.
Pourtant, l’analyse de l’évolution des cas quotidiens d’infectés (Figure 1) montre qu’en mars, lorsque le confinement complet du pays est décidé, le nombre de cas est très faible (5 cas le 22 mars 2020). Et il le restera (entre 30 et 40 cas par jour en avril) jusqu’au 2 mai (241 cas), pour ensuite ne cesser de fortement croître en tendance (1301 cas le 2 juillet).
Comment alors expliquer que l’épidémie n’ait pas réussi à être maîtrisée ? En quoi la gestion de la situation de crise sanitaire a-t-elle failli ?
Le 30 juin 2020, le département de Santa Cruz accumule 57% des cas contre 9% pour le département de La Paz (2e agglomération). Suivent les départements du Beni avec 12,4% des cas et celui de Cochabamba avec 11% des cas. Pour comprendre cette situation, il faut regarder à la loupe plusieurs éléments.
La Bolivie est un pays peu peuplé mais vaste (1 098 581 km2) et très contrasté régionalement. Sa capitale économique, Santa Cruz de la Sierra, est l’agglomération la plus peuplée du pays et bénéficie du seul aéroport international bolivien situé à basse altitude. Elle est très vite devenue un cluster de diffusion.
Pourtant, cette répartition très inégale des cas ne s’explique pas uniquement par la répartition de la population. L’agglomération de Cochabamba – la 3e du pays – est moins peuplée que celle de La Paz. Et le département du Beni ne recense qu’environ 420000 habitants alors qu’il le 2e département le plus touché.
Le respect des mesures de confinement complet est un autre facteur d’explication. Elles ont été respectées à La Paz : les forces de Police et les militaires exerçaient un contrôle rigoureux. Par comparaison, les contrôles ont été beaucoup plus partiels à Santa Cruz de la Sierra. Dans un département immense comme le Béni, forestier et peu peuplé, le respect du confinement a été plus difficile à faire appliquer. Dans le Beni et à Santa Cruz, les autorités ont été contraintes d’encapsuler, c’est-à-dire de mettre en place des cordons de forces de sécurité autour de certaines villes pour tenter d’endiguer la circulation du virus et la contenir dans des territoires réduits.
Un des autres facteurs d’explication tient à l’importance de l’emploi informel. D’une manière générale, la population semble avoir d’abord accepté les mesures de confinement, consciente de la contagiosité du virus. Le gouvernement avait par ailleurs pris plusieurs mesures d’aides économiques aux plus pauvres qui ont pu, dans les premiers jours du confinement complet, jouer un rôle dans l’acceptation de ces mesures. Par ailleurs, l’État a pris en charge le paiement des factures d’électricité et d’eau des populations les plus modestes. Il a aussi mis en place des aides sociales spécifiques (Figure 2) comme le Bono Universal (67 euros[1]) et l’augmentation des bénéficiaires du Bono familia (67 euros), de la Renta dignidad (47 euros) et de la Canasta familiar (53,60 euros) (DS n°4215 du 14 avril 2020). 10 millions de Boliviens ont bénéficié de ces aides pour un montant total de 592 millions d’euros entre avril et le 25 juin 2020.
Nom de l’aide | Nombre de bénéficiaires | Somme totale en euros |
Bono universal | 3450266 | 231167822 |
Bono familia | 2755003 | 184585201 |
Canasta familiar | 1031114 | 55267710,4 |
Renta dignidad | 2574523 | 121002581 |
592 023 314 |
En dépit de ces aides, une grande partie de la population qui dépend uniquement des revenus du travail informel s’est rapidement retrouvée sans argent et s’est résolue à reprendre des activités. Ce comportement peut expliquer le premier rebond de cas à partir du mois de mai. Par ailleurs, pour accéder aux aides, les Boliviens éligibles, peu bancarisés, ont dû massivement se rendre dans les établissements financiers pour les recevoir en espèces, provoquant des regroupements de populations issues des catégories les plus vulnérables.
L’actualité politique prime toujours en Bolivie
Le contexte politique de cette crise sanitaire joue également un rôle non négligeable sur l’efficience de sa gestion. La Présidente de l’État plurinational de Bolivie, Jeanine Añez, assume une présidence de transition depuis novembre 2019, suite aux soupçons de fraude électorale qui ont conduit le Président Evo Morales à quitter le pays. Son mandat consiste à gérer les affaires courantes le temps d’organiser une nouvelle élection générale. Mais Madame Añez s’est déclarée candidate à la Présidence, provoquant de facto la défiance de la plupart des représentants des partis politiques qui avaient accepté par défaut son intérim. La crise sanitaire a reporté sine die la tenue de l’élection ce qui lui a donné un délai pour tenter de convaincre sur sa capacité à diriger le pays.
Toutefois des membres de son gouvernement ont été rattrapés par des soupçons de malversation à l’occasion de cette gestion de crise, entachant la capacité de Madame Añez à gouverner, la corruption étant un des nombreux problèmes du pays à résoudre.
Au-delà de l’aspect judiciaire et des conséquences politiques de cette affaire, la Bolivie aura connu trois différents ministres de la santé pour gérer l’épidémie alors que les infrastructures sanitaires du pays sont dans un état déplorable et que seuls deux laboratoires – un à Santa Cruz et un autre à La Paz – ont la capacité technique pour réaliser les analyses PCR, avec une capacité maximale de 1400 tests par jour. Tout ne semble donc pas avoir été mis en œuvre pour gérer au mieux cette crise.
L’opposition politique à Madame Añez n’a pas fait preuve de plus d’exemplarité. Les dirigeants du parti politique MAS[2] ont ainsi encouragé des groupes sociaux proches de leurs idées à organiser le confinement des mouvements de protestation, comme dans le Chaparé et dans l’agglomération de Cochabamba. Ces rassemblements où les gestes barrières n’ont pas été respectés ont certainement favorisé la propagation du virus.
Une situation de crise sanitaire encore loin d’être maîtrisée ?
Alors qu’il est difficile de prévoir la date approximative du pic épidémique, les hôpitaux sont depuis longtemps saturés et le nombre de décès augmente. Depuis le 1er juin 2020 pourtant, la Bolivie est entrée dans une phase de déconfinement – sa géométrie est abandonnée aux mains des décideurs municipaux -, avec une relance de la campagne électorale. De son côté, la population semble résignée à devoir désormais compter sur elle-même pour tenter de sortir de cette crise dont elle ne voit pas le bout.
La Paz, le 15 juillet 2020
Sébastien Hardy est chargé de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) et représentant de l’IRD en Bolivie depuis septembre 2017. Ses recherches portent sur les métropoles, les dynamiques territoriales, l’environnement et les risques. Il est l’auteur de nombreuses publications.
[3] 500 bolivianos soit 67 euros au taux de change du 1er juillet 2020 du MINEFI.
[5] Movimiento Al Socialismo, parti politique créé par Evo Morales.