Après l’historique rapprochement de Cuba et des Etats-Unis en 2014, sous la présidence de Barack Obama, l’ère Trump s’est ouverte sur un retour à une politique agressive et un renforcement constant du blocus économique et financier pesant sur Cuba depuis 1962. L’administration américaine tente d’asphyxier l’île par tous les moyens dans le but de renverser le régime de La Havane, sans égard pour la population cubaine, qui vit ces derniers mois au rythme des pénuries et des queues interminables. Suspension de la majeure partie des vols directs vers l’île, interdiction aux navires de croisières d’accoster, restriction drastique des visas, blocage des navires vénézuéliens transportant le pétrole vers Cuba, réduction significative des sommes pouvant être envoyées aux familles… toutes les mesures sont bonnes pour nuire au régime castriste. La mise en application du titre III de la loi Helms-Burton, le 2 mai 2019, permet même désormais à l’administration américaine d’engager des poursuites judiciaires contre des sociétés étrangères, notamment françaises, présentes à Cuba, et qui « trafiqueraient » des biens ayant appartenu à des ressortissants américains, ou à des exilés cubains ayant acquis depuis la nationalité américaine, et nationalisés après la révolution de 1959. L’Union européenne a fermement condamné cette loi, tout comme l’ONU, dont les membres, chaque année, demandent la levée de l’embargo (exceptés les Etats-Unis et Israel).
En outre, Trump joue désormais la carte de l’intimidation militaire, ayant ordonné le déploiement en avril dernier de navires de guerre et d’avions de surveillance près des côtes vénézuéliennes et cubaines sous le prétexte d’une grande opération anti-drogue.
En général, l’opinion internationale ne s’émeut guerre des conséquences du blocus sur le peuple cubain, en vertu d’une présentation traditionnellement manichéenne de l’île par la presse. On assiste cependant depuis le début de la pandémie de covid-19 à un changement de paradigme grâce à la médiatisation et donc à la visibilisation des brigades de médecins cubains appelés à l’aide par de nombreux pays. (Voir le billet de l’historienne Romy Sánchez sur ce blog).
Alors que Donald Trump est dépassé par l’augmentation exponentielle des nombres de cas de Coronavirus, et que les milliers de morts illustrent le caractère inégalitaire du système de santé américain, l’Europe découvre l’internationalisme médical cubain et accueille à bras ouverts ces infectiologues aguerris aux situations extrêmes, ce qui a le don d’énerver passablement l’administration américaine et la pousse à adopter de nouvelles stratégies contre Cuba.
La Covid-19 met en lumière les « brigades médicales » de Cuba
Dès le premier mois de la pandémie, face au désarroi causé par la vague de contaminations et à la crise sanitaire, plus de 20 pays ont fait appel aux « Brigades Médicales Internationales Henry Reeves » de Cuba, en particulier l’Italie et Andorre. Au 1er mai, plus de 1 450 personnels médicaux cubains combattaient la Covid-19 dans 22 pays, principalement situés en Amérique latine mais aussi en Europe et au Moyen_Orient : Andorre, Angola, Antigua-et-Barbuda, Barbade, Belize, Cap-Vert, Dominique, Grenade, Haïti, Honduras, Italie, Jamaïque, Mexique, Nicaragua, Qatar, Sainte-Lucie, Saint-Kitts-et-Nevis, Saint-Vincent-et-les Grenadines, Afrique du Sud, Suriname, Togo et Venezuela.
La plus grande visibilité de ces brigades a aussi mis en lumière leur longue histoire dans la lutte contre les urgences sanitaires mondiales. Les médias ont semblé étonnés de la présence de médecins cubains à l’étranger, et désarçonnés par les images décalées montrant des hommes et des femmes descendant de l’avion avec des drapeaux cubains, au son de l’hymne national, comme le montre cet article de francetvinfo.fr, le 24 mars 2020 suite à l’arrivée de 52 médecins en Lombardie : « Ces derniers jours, des médecins cubains sont arrivés en Italie pour prêter main forte à leurs collègues. Information qui peut paraître surprenante, mais qui ne l’est pas (…). On imaginait que Cuba, île pauvre, avait suffisamment à faire avec ses propres problèmes, mais non… » (Source FranceTVinfo)
Même la France, d’abord réticente à l’idée de faire appel à Cuba, finit par « accepter » la présence des médecins cubains en Martinique, Guadeloupe, Guyane et Saint-Pierre-et-Miquelon. La sénatrice de la Martinique, Catherine Conconne, s’est réjouie d’une mesure qu’elle appelait depuis longtemps : « pris principalement pour renforcer nos CHU. Il nous manque certaines spécialités médicales et nous avons du mal à faire venir des médecins d’Europe. Cet amendement nous permet d’aller puiser dans nos ressources fraternelles cubaines. Donc, pour moi, c’est une victoire, une grande joie. Que ce décret arrive en pleine crise du coronavirus, c’est très bien. ». (RFI.fr, 31/03/2020)
Le 26 juin, donc, une “brigade” cubaine débarque en Martinique, comportant « un pneumologue, deux spécialistes en médecine interne, un infectiologue, deux anesthésistes, trois radiologues, deux néphrologues, un hématologue. » (Huffington post).
« L’internationalisme médical », un atout cubain depuis 1959
L’internationalisme médical est une caractéristique de Cuba depuis 1959, notamment en Afrique, en Amérique latine, ou dans les zones les plus reculées, auprès des populations les plus fragilisées. En 2005 la brigade Henry Reeve (du nom d’un jeune nord-américain ayant combattu aux côtés des Cubains durant la guerre d’indépendance contre l’Espagne) a été créée comme contingent de médecins spécialisés dans la lutte contre les désastres sanitaires et les épidémies. Elle a notamment été engagée lors du tremblement de terre de 2005 au Pakistan, en Haïti en 2010, pour lutter contre l’épidémie de choléra après le séisme qui a dévasté le pays, ou en 2014 en Afrique de l’ouest, lorsque plus de 250 médecins cubains ont joué un rôle majeur dans la lutte contre le virus Ebola. Cuba avait même répondu à à l’appel à l’aide lancé par la gouverneure de Louisiane Kathleen Babineaux après le passage de l’ouragan Katrina en août 2005, proposant 1 600 médecins spécialisés, ainsi que du matériel et des médicaments pouvant arriver sous 48h. George Bush refusa, avec les conséquences sanitaires que l’on sait.
Aujourd’hui, dans une grande partie du monde, le respect semble avoir remplacé la méfiance et la circonspection. Plus de quarante organisations européennes soutiennent la proposition de décerner le prix Nobel de la paix aux brigades médicales cubaines du contingent Henry Reeves, pour leur contribution à la lutte mondiale contre la COVID-19.
Cette reconnaissance et le retour de Cuba de Cuba sur la scène internationale en pleine crise sanitaire cristallisent les tensions avec les Etats-Unis, qui semblent, de leur côté, incapables de gérer la pandémie. La réaction de Trump ne se fait pas attendre puisqu’en avril, le secrétaire d’Etat Mike Pompeo déclare : « Nous avons remarqué comment le régime de La Havane tente de tirer profit du Covid-19. Les gouvernements qui acceptent les médecins cubains doivent payer ces médecins directement, sinon ils financeront un régime qui se fait de l’argent grâce au trafic d’êtres humains ». Cette accusation à l’encontre de l’Etat cubain avait déjà lancée en 2018, appuyée par le président brésilien Jair Bolsonaro, qui s’en prenait alors aux milliers médecins cubains présents dans le pays, mettant en doute leurs compétences et taxant le gouvernement cubain d’esclavagisme.
Le programme « Mais médicos » (plus de médecins), fut en effet l’un des plus importants d’un point de vue numérique pour l’assistance sanitaire cubaine cubain. Mis en place en 2013 sous la présidence de Dilma Rousseff, il a consisté à envoyer plus de 8000 médecins au Brésil pour travailler dans des dispensaires ou hôpitaux publics, notamment dans des zones défavorisées. En contrepartie l’Etat cubain percevait de l’argent dont une petite partie seulement était reversée aux médecins, alimentant les critiques de la droite conservatrice au Brésil. Les médecins cubains sont cependant rapidement devenus un rouage essentiel du système de soin et à leur départ l’association nationale des maires du Brésil avait tiré la sonnette d’alarme, rappelant que près de 80% des municipalités du pays « dépendaient exclusivement du programme pour les soins médicaux et que 90% de la population amérindienne est traitée par des professionnels cubains » (Figaro.fr, 15 février 2019).
Cette passe d’armes avec le Brésil illustre le double aspect de l’assistance médicale cubaine. Si celle-ci est un atout géopolitique en direction des pays en développement, elle est aussi une source de revenu économique dans la mesure où l’Etat cubain, lorsque les pays peuvent payer, monnaie la présence des médecins et garde une grande partie de leur salaire.
Pourquoi donc tant d’énergie déployée pour dénoncer la situation des médecins cubains ?
Alors que la polémique est relancée sur le statut, effectivement discutable, des médecins cubains à l’étranger et après que le directeur de l’Organisation mondiale de la santé, se référant au danger que représente le nouveau coronavirus, ait appelé à « mettre la politique en quarantaine », début avril, le président Trump a renforcé les mesures visant à asphyxier Cuba, interdisant la livraison de respirateurs, de matériel et de médicaments que des partenaires, dont la Chine, avaient envoyés. Ceci ne manque pas de choquer l’opinion internationale et affecte encore davantage l’image du président américain, dont les excès d’antipathie envers les brigades médicales victimes de « trafic d’êtres humains » ne laissent personne dupe.
Pourquoi tant de haine de la part d’un président a priori occupé par d’autres dossiers plus urgents ? Le système économique de Cuba repose sur trois piliers, dont le premier est précisément l’internationalisme médical, qui rapporte entre 8 et 10 milliards de dollars par an, suivis par les remesas (envois d’argent par les familles depuis l’étranger) et le tourisme. Les deux derniers sont gravement affectés par la crise sanitaire et économique provoquée par la Covid-19, et sont en train de plonger Cuba dans une nouvelle « période spéciale ».
Priver Cuba des entrées d’argent générées par les programmes d’entraide médicales permettrait aux Etats-Unis de continuer leur travail de sape du régime par l’asphyxie de son économie. En finir avec l’ère Castro et imposer une nouvelle gouvernance est un projet affiché depuis longtemps par l’administration américaine.
A cette fin, Rick Scott, Marco Rubio et Ted Cruz, sénateurs républicains de Floride et du Texas ont soumis début juin un projet de loi au Département d’Etat américain, visant à sanctionner les pays qui font appel aux médecins cubains. Le projet de loi, intitulé Cut Profits to the Cuban Regime Act (Halte aux profits du régime cubain) stipule que le Département d’État publiera la liste des pays qui ont signé des contrats avec le gouvernement cubain dans le cadre de son programme de missions médicales, et exige que cela soit considéré comme un facteur dans la classification de ces pays dans le rapport sur la traite des êtres humains. (Cubadebate.cu, 18/06/2020).
Les critiques américaines semblent cependant tomber à plat dans la situation actuelle (ce que le président cubain n’a pas manqué de souligner par un tweet) car Cuba, malgré les polémiques, a montré son efficacité dans la gestion de la crise sanitaire, en anticipant et en prenant des mesures drastiques de prévention, de traitement, d’isolement et d’information, démontrant que le système de santé cubain est opérationnel, efficace, performant et égalitaire.
Le ministère de la santé, qui publie chaque jour un bulletin d’information, annonçait le premier juillet un bilan de 2 348 cas confirmés, dont 2 218 guéris et 86 morts. Parmi les mesures qui ont permis de contrôler l’épidémie on note notamment le porte à porte systématique assuré par 28 000 étudiants en médecine qui visitent et repèrent les cas de Coronavirus dans chaque famille, la mise à disposition de six laboratoires pour la fabrication et la réalisation des tests, l’organisation de services dédiés spécifiquement aux malades du coronavirus dans 20 hôpitaux, la mise en place de traitements et protocoles efficaces grâces aux produits innovants issus de la biotechnologie et de la biopharmaceutique cubaine (notamment l’Interferon Alpha 2-B, rétroviral ayant fait ses preuves)…
Ce mercredi 2 juillet, Cuba célèbre le retour de certaines de ses brigades, comme celle d’Andorre ou de Lombardie, pendant que d’autres, en Martinique notamment, apportent leur aide aux équipes et à la population. Nul doute que tout n’est pas rose, loin de là, et que certaines pratiques sont à questionner dans la manière dont sont traités ou rétribués les médecins cubains. Reste qu’au niveau politique, la pandémie de Covid-19 a intensifié les tensions entre Cuba et les Etats-Unis et amené le géant du Nord à adopter de nouvelles stratégies d’intimidation envers Cuba et ses alliés. Il reste à voir si l’efficacité de la médecine cubaine sera plus attractive que le risque de contrarier des États-Unis pliant sous la maladie.
Bordeaux, le 16 juillet 2020
Mélanie Moreau-Lebert est maître de conférences en civilisation
hispano-américaine à l’université Bordeaux Montaigne, responsable des
accords de coopération avec Cuba. Ses travaux portent sur l’histoire
des femmes à Cuba (XIX-XXI ème siècles) sur le féminisme, le genre,
et la société cubaine contemporaine. Elle vient de coordonner la
publication du numéro « Empreintes de l’esclavage dans la Caraïbe » dans
la revue Etudes caribéennes. Elle est référente de L’IdA pour l’université Bordeaux Montaigne.