Ce que Tocqueville ne vous a pas dit sur la démocratie états-unienne : « mobs », populisme et tradition républicaine

Par Marie-Jeanne Rossignol, professeure d’études nord-américaines à l’Université de Paris et vice-présidente de l’Institut des Amériques.

Une fois terminé l’assaut des partisans de Donald Trump sur le Congrès le 6 janvier 2021, le vice-président Mike Pence, très ému, reprit brièvement la parole pour dénoncer l’attaque, avant de relancer la certification de l’élection de Jo Biden, nouveau président. Pour décrire les assaillants, il utilisa alors le terme mob (populace ou foule hostile) qui a une place particulière dans l’histoire de la démocratie américaine. Utilisé dès le XVIIè siècle, ce terme anglais est une abréviation du latin mobile vulgus ou « foule excitable ».

Les mobs jouent un rôle non négligeable dans l’histoire de la démocratie états-unienne qui n’est pas un long fleuve tranquille, loin s’en faut. En France, nous restons sous l’influence des écrits d’Alexis de Tocqueville, et sa vision libérale et optimiste de cette démocratie dès ses origines. Tocqueville, dans la Démocratie en Amérique (1835), peint les Etats-Unis du premier XIXè siècle comme bénéficiant d’un système politique apaisé dont il fait un modèle pour l’Europe : un suffrage masculin universel républicain assure une forme d’égalité, réel progrès par rapport aux suffrages censitaires monarchiques britannique et français ; la religion protestante, subdivisée en Eglises concurrentes, mais très présente, assure le ciment social indispensable à la paix nationale de même que l’engagement civique des citoyens au sein d’associations.

Emeute du 7 novembre 1837 à Alton (Illinois), lors de laquelle l’abolitionniste Lovejoy est tué (Source Wikicommons)

Or, cette nation soi-disant égalitaire et apaisée est justement, lors des années 1820 et 1830 dont Tocqueville s’inspire, la proie de mobs qui n’hésitent pas à envahir la Maison blanche (à peu près pacifiquement), mais également à s’en prendre physiquement aux élus et aux opposants politiques, voire à des citoyens ordinaires s’ils ne correspondent pas aux codes majoritaires, sans parler des Africains-Américains libres du Nord.  Les mobs agissent alors souvent dans une assez grande impunité, ce qui a semblé être le cas le 6 janvier 2021, puisque les assaillants sont même repartis entre deux haies de Gardes Nationaux – bien qu’aujourd’hui des poursuites soient engagées. Et l’on peut aussi rappeler aussi la « mob » de citoyens armés qui avait manifesté dans les locaux mêmes du Capitole du Michigan le 30 avril, pénétrant jusqu’au Sénat de cette institution (un épisode évoqué dans ce billet du blog COVIDAM).

Scène de l’invasion du capitole du Michigan par une mob (armée) en mai 2020

Très visibles dans l’espace public dès les années 1830, les foules de citoyens qui agissent avec violence et contournent les processus judiciaires pour substituer colère et vengeance au droit suscitent aussi un début de réaction politique, comme en témoigne le premier grand discours de Lincoln en 1838. Aujourd’hui, le second impeachment de Donald Trump, fait unique, indique bien la détermination du Congrès de sanctionner une crise de la démocratie dont pourtant, les racines sont profondes.

Emeute du 6 janvier 2021, qui a mené à l’invasion du capitole par des partisans de Donald Trump (Source Wikicommons)

De la démocratie est un texte de science politique qui cherche à dégager des règles générales, et non à coller au plus près de la réalité états-unienne, sauf dans le dernier chapitre de la 1ère partie où Tocqueville examine les rapports raciaux aux Etats-Unis. Comme en témoigne ce chapitre, Tocqueville sait très bien qu’aux Etats-Unis, l’égalité est en partie de façade. Mais au-delà des questions raciales, la démocratie américaine, à travers ses ressorts bien particuliers, garantit-elle vraiment la paix politique et sociale dans les années 1830 ?

Paradoxalement, la religion, dans laquelle Tocqueville voit un ciment social, suscite, depuis la fin de la guerre de 1812, un enthousiasme tel aux Etats-Unis qu’il aboutit, dès les années 1820, à des campagnes de réforme sociale qui embrasent toute la nation : les évangéliques veulent changer une société américaine qu’ils estiment corrompue. Les associations réformatrices (organisées en chapitres à l’échelle de la nation) s’emparent de sujets qui divisent profondément la nation, tel l’esclavage, auquel elles proposent des solutions, parfois radicales (déportation des Noirs en Afrique) : l’adhésion de certains citoyens à cette solution en révulse d’autres, suscitant d’autres solutions tout aussi explosives (l’émancipation immédiate). Les conflits vont culminer au cours des années 1830, sous l’effet des mouvements de réforme sociale, mais également du populisme encouragé par un nouveau président, Andrew Jackson.

En effet, l’élargissement du suffrage masculin en cours depuis 1800, si séduisant pour les observateurs européens, aboutit en 1828 (trois avant le voyage de Tocqueville en Amérique) à l’élection du premier président issu du nouveau parti démocrate, Andrew Jackson, un homme brutal et sans scrupules, qui affiche son soutien à l’homme ordinaire (« the common man« ). Donald Trump a visité la plantation de Jackson dans le Tennessee dès mars 2017, peu de temps après son élection et a déclaré à cette occasion que Jackson représentait pour lui une source d’inspiration.

Effectivement, Jackson laisse faire la foule : lors de la fête qui accompagne sa prise officielle de fonction, plus de 20 000 personnes, ivres assez souvent, se précipite dans la Maison blanche où elles cassent la porcelaine et la verrerie, mais également portes et fenêtres. Les conflits politiques ont pris un tour violent dès les années 1820, avant même l’élection de Jackson.  Antiesclavagiste, le gouverneur de l’Illinois Edward Coles est confronté aux esclavagistes qui détruisent les bâtiments de l’assemblée de l’Etat et sa ferme en particulier. Comme l’explique David Grimsted dans American Mobbing, la question raciale et l’esclavage deviennent à partir de 1828 le principal cadre d’attaques de mobs qui organisent des émeutes contre les Noirs à Cincinnati en 1829, puis contre les Noirs et les abolitionnistes à New York en 1834. Mais d’autres mobs nationalistes s’en prennent aussi aux Catholiques (fort sentiment anti-irlandais), ce qui se traduit en particulier par l’incendie d’un couvent près de Boston en 1834. Enfin, une foule hostile s’en prend à l’abolitionniste Elijah P. Lovejoy entre 1836 et 1837 : sa presse à imprimer est détruite à plusieurs reprises et il est finalement abattu (voir illustration en tête de ce billet).

C’est à cette occasion que le jeune Lincoln prononce en 1838 un discours dénonçant les mobs et appelant à restaurer le « règne de la loi » (rule of law) dans la vie politique de la nation, en application des principes fondateurs de la Constitution. S’organiser en groupes violents pour régler les choses à sa façon, dit-il, n’est pas acceptable, quelle que soit la cause embrassée. Il faut rendre aux tribunaux et aux institutions le rôle qui est le leur.

Donald Trump se compare à Lincoln…

Ainsi Lincoln, figure historique du parti républicain, dont Donald Trump a essayé de réclamer la filiation au début de la campagne électorale de 2020, aurait-il évidemment rejeté les événements du 6 janvier, où un président, soi-disant républicain, lança ses partisans à l’assaut du siège de la démocratie représentative américaine.

Il suffit de se souvenir que, dès 1838, Lincoln prophétisait que l’avenir des Etats-Unis ne pourrait s’édifier que sur un socle (« rock of its basis ») indispensable : « le respect de la constitution et des lois ».

Paris le 11 février 2021