La pandémie de Covid-19 a déplacé sur le terrain sanitaire la rivalité entre la Chine et les Etats-Unis qui s’exerçait jusque là sur le terrain commercial. Depuis l’émergence du virus SARS-Cov2 fin 2019, la capacité des Etats à contenir sa propagation est devenue un nouvel indicateur des performances de leurs systèmes politiques et sociaux. Avec 16 millions de cas déclarés et 300 000 morts pour les Etats-Unis contre 90 000 cas et 5 000 décès déclarés en Chine, alors que la population chinoise est quatre fois plus nombreuse que la population américaine, la question semble pliée : la Chine sort grande gagnante de cette pandémie. Il faut cependant considérer l’ensemble des données de cette confrontation pour comprendre ce qu’elle dessine pour l’avenir.
Les gouvernements américain et chinois se sont interpellés sur l’origine de cette pandémie. Le premier cluster de SARS-Cov2 a été identifié à Wuhan en décembre 2019, d’où le nom de Covid-19 qui lui a été donné par l’OMS, mais la Chine a prétendu qu’il a été importé par l’armée américaine lors des jeux militaires internationaux de Wuhan en octobre 2019, plusieurs sportifs ayant déclaré avoir souffert de symptômes proches de la Covid-19. L’analyse moléculaire du SARS-Cov2 montre cependant qu’il est proche de virus circulant chez les chauve-souris dans le sud de la Chine, et même d’un virus qui aurait causé une pneumonie chez des mineurs travaillant dans une grotte. Depuis la crise du SRAS (Syndrome Respiratoire Aigu Sévère) en 2003, causée par un coronavirus apparu sur les marchés aux animaux de la région de Canton et dont les traces ont été trouvés chez les chauve-souris, les virologues de Wuhan étudiaient en effet les mutations des coronavirus chez les chauves-souris pour comprendre dans quelles conditions ils pouvaient se transmettre avec succès entre humains. Cette information a conduit certains sites américains à relayer la rumeur selon laquelle les virologues chinois auraient laissé s’échapper un virus contagieux d’un laboratoire de haute sécurité (dit P4), après l’avoir manipulé voire fabriqué de toutes pièces. Une étude publiée par Rozenbeek en octobre montre qu’un quart des citoyens interrogés aux Etats-Unis et au Royaume-Uni adhèrent à cette théorie de la fabrication du virus par des scientifiques chinois.
Le gouvernement chinois, quant à lui, soutient l’hypothèse de la transmission du virus sur le marché aux animaux Huanan à Wuhan, où travaillaient plus de mille personnes dont une trentaine eurent les symptômes du Covid en janvier. La découverte d’un virus proche du SARS-Cov2 sur des pangolin malais et dont la consommation dans la médecine chinoise traditionnelle a été fortement encadrée a pu aller dans le sens de cette hypothèse. Depuis la fin des années 1990, les Etats-Unis accusent la Chine de ne pas assurer la biosécurité des laboratoires et des marchés, car la circulation intense de matériel biologique entre ces espaces clos est considérée comme un facteur d’émergence de nouveaux virus. Alors que les Etats-Unis disposent de 6 laboratoires P4, ils se sont opposés à la construction du laboratoire de Wuhan, par ailleurs soutenu par la France. Le gouvernement chinois a annoncé en mai qu’il allait renforcer la biosécurité des laboratoires et construire de nouveaux laboratoires de niveaux de sécurité P2 et P3. La régulation des marchés aux animaux sera plus difficile, car selon certaines études ils fournissent 40% de la consommation de viande en Chine.
Le gouvernement chinois a également été accusé de mal gérer le début de la pandémie du fait du retard des mesures sanitaires prises pour le contenir. C’est seulement le 20 janvier que les autorités de Wuhan ont réagi aux alertes lancées par les médecins constatant l’afflux de patients atteints de pneumonie atypique dans les hôpitaux. Plus de 5 millions de travailleurs migrants avaient alors quitté la ville pour les fêtes du Nouvel An chinois, mais ils ont été contrôlés par les comités de quartier dans les villes et villages où ils sont rentrés. La mort du médecin Li Wenliang le 6 février, après avoir été blâmé début janvier par la police de Wuhan pour avoir diffusé de « fausses nouvelles portant atteinte à l’harmonie sociale », a suscité un élan de compassion et de colère sur les réseaux sociaux. Ce décès a ensuite été récupéré par les autorités nationales à travers une idéologie du « sacrifice » lorsque celles-ci imposèrent le confinement de la ville de Wuhan et de la province du Hubei pour protéger le reste de la Chine. Les réseaux sociaux ont permis aux citoyens chinois de suivre de l’intérieur le drame des populations confinées à Wuhan, notamment à travers le journal de Fang Fang qui fut consulté en ligne par plus de 60 millions d’internautes entre janvier et mars, et dont la diffusion en version anglaise a suscité l’ire des conservateurs nationalistes. L’efficacité de ce confinement a été saluée par l’Organisation Mondiale de la Santé dans son rapport du 25 février 2020, qui s’interrogeait sur la capacité des autres Etats à adopter une mesure si « agressive ». En comparaison de l’Europe, des Etats-Unis ou du Brésil, dont les Etats hésitaient sur la compatibilité entre ce confinement et leurs principes libéraux, la capacité de la Chine à imposer une telle mesure à une de ses provinces a suscité une forme de sidération, qui a conduit à ne l’imiter que de façon partielle.
Les mesures rapides prises dans d’autres Etats asiatiques comme la Corée du Sud, le Vietnam et le Japon ont montré qu’il était possible de contrôler la propagation du SARS-Cov2 sans recourir au confinement. L’administration Trump a fortement soutenu Taiwan et Hong Kong dans leur résistance politique et sanitaire aux mesures de sécurité imposées en Chine, prolongeant une histoire coloniale au cours de laquelle ces territoires ont servi de sentinelles pour les menaces émergeant en Chine. La Région Administrative Spéciale de Hong Kong, dont la liberté d’expression a été restreinte par la loi sur la sécurité nationale adoptée par le Parlement chinois le 30 juin 2020 après un an de mobilisation de la population hongkongaise, et dont la gouverneure Carrie Lam a été critiquée pour avoir trop longtemps maintenu ouverte la frontière avec la Chine, a déclaré seulement 5000 cas et cent morts en octobre 2020. La République de Chine à Taiwan, dont la présidente démocrate Tsai-Ying Wen venait d’être réélue, a été la première à déclarer la dangerosité de la nouvelle maladie à l’OMS, dont elle n’était pourtant pas membre. Grâce à des dispositifs de suivi électronique distribués à tous les voyageurs arrivant sur l’île, elle est parvenue à maintenir le nombre de cas autour de 500 et le nombre de morts à 7 en octobre 2020. Hong Kong et Taiwan montraient ainsi que les mesures de détection rapide d’une épidémie nouvelle étaient compatibles avec le respect des libertés individuelles.
Ayant contrôlé la première vague de la pandémie, la Chine a mis en place un ensemble de mesures de dépistage qui lui ont permis d’éviter les autres vagues. Les foyers qui ont été déclarés dans les grandes villes – Wuhan en mai, Pékin en juin, Qingdao, Urumqi, et Kashgar en octobre – ont donné lieu à des campagnes massives de tests. Lorsqu’un cas est découvert dans une ville, comme à Chengdu il y a une semaine, l’ensemble des habitants doit remplir une fiche renseignant ses déplacements au cours des deux dernières semaines. En juin, le gouvernement chinois a déclaré avoir la capacité de tester 3 millions de personnes par jour. Le Ministère de la Santé a établi une classification des personnes en fonction de leurs risques de transmission du virus reposant sur des codes couleurs (vert, orange, rouge) et des codes QR (scannés à l’entrée des bâtiments publics et des gares). La doctrine officielle des « quatre précoces » a été adoptée pour la détection, le signalement, l’isolement et le traitement. Les tests sont particulièrement importants pour les personnes manipulant des biens alimentaires importés de l’étranger. Dans un contexte de fort nationalisme renforcé par la campagne de Xi Jinping sur le « rêve chinois », ces mesures semblent majoritairement approuvées par la population. La réouverture de Wuhan marquée par le voyage de Xi Jinping le 8 avril en a fait la vitrine d’une société renouant avec la confiance économique : les prévisions de croissance du FMI pour la Chine en 2020 sont de 2%, soit moins que la croissance des années précédentes mais plus que celle des Etats européens et américains, estimée à -7% pour la première et -4% pour les seconds. La mise en place des tests dans la plupart des pays occidentaux, et en particulier aux États-Unis, les files de voitures attendant dans les parkings, les délais de communication des résultats ou l’hétérogénéité des mesures en fonction des territoires paraissent peu performantes au regard des mesures prises en Chine.
Le gouvernement chinois est également entré dans la course internationale pour le vaccin à partir des séquences du virus publiées par ses chercheurs dès le mois de janvier – et partagées avec l’ensemble de la communauté internationale. S’il ne dispose pas de la technique de l’ARN messager qui a permis aux entreprises pharmaceutiques Pfizer et Moderna de développer et tester un vaccin en un temps record en Amérique du Nord, le gouvernement chinois a apporté son soutien à 12 projets, notamment à travers l’entreprise publique Sinopharm ou à travers la collaboration entre l’entreprise privée CanSino et l’Académie militaire des sciences. Cinq de ces projets entrent en phase trois des essais cliniques, qui les testent sur de larges populations. Si l’on en juge par le précédent de la pandémie de H1N1, l’acceptabilité de la vaccination pour une nouvelle maladie est assez élevée dans la société chinoise, notamment auprès d’une classe supérieure désirant retrouver les moyens de voyager.
La Chine veut également faire de ses vaccins des armes diplomatiques. Xi Jinping a déclaré en milieu d’année que le vaccin contre la Covid-19 devait être un bien commun global, ce qui contraste avec les déclarations de Donald Trump réclamant un accès privilégié des Américains aux vaccins fabriqués sur leur territoire. L’Indonésie vient de recevoir 1.2 millions de doses de vaccin fabriquées par Sinovac après avoir été un de ses principaux sites d’essais cliniques. On se souvient que ce même pays avait négocié avec l’OMS en 2006 l’échange de vaccins contre l’envoi d’échantillons de patients atteints de la grippe aviaire H5N1, lorsque l’archipel en était le principal foyer de transmission. L’Institut Butantan à Sao Paulo a également participé aux essais cliniques de Sinovac et s’apprête à en fabriquer des millions de doses dans une usine qu’il vient d’inaugurer pour cela. La question est toutefois l’objet d’une controverse entre le gouvernement de l’État de São Paulo et le gouvernement fédéral, ou plutôt entre le gouverneur de São Paulo João Doria et le président Bolsonaro, au sujet de la sûreté et de la transparence du « vaccin chinois » comme le qualifie le second en référence au « virus chinois » dénoncé par Donald Trump..
La politique vaccinale chinoise s’inscrit dans l’influence croissante de la Chine au sein des institutions internationales. Les hésitations de l’OMS à déclarer le virus pandémique en février tiennent sans doute aux relations étroites entre la Chine et l’Ethiopie dont le directeur de l’OMS, Tedros Ghebreyesus, fut ministre des affaires étrangères – il succéda en 2018 à Margaret Chan, qui fut directrice de la Santé à Hong Kong entre 1997 et 2003. La Chine a investi les institutions internationales en profitant du retrait américain sous la présidence de Donald Trump, et le gouvernement de Xi Jinping a ouvert un volet sanitaire à sa politique des « routes de la soie ».Il a d’autant plus le champ libre que les États-Unis se sont retirés de l’OMS en pleine pandémie de Covid-19 pour protester contre l’influence chinoise. Mais cette diplomatie généreuse est contrebalancée par une diplomatie du « loup combattant » consistant à répondre par les plus hauts niveaux d’ambassade aux accusations des pays occidentaux, parfois de manière très agressive comme on l’a vu au Brésil ou aux USA.
S’il paraît clair que les sociétés asiatiques, et notamment la Chine, étaient mieux préparées que les sociétés des Amériques à une pandémie de coronavirus, cela signifie-t-il qu’elles vont prendre la tête des mesures visant à se préparer aux prochaines crises sanitaires ou environnementales, entraînant un changement de leadership global ? Tel est clairement l’objectif de la Chine sur le plan économique : reprenant un projet lancé par Barack Obama et abandonné par Donald Trump, elle a ainsi récemment annoncé un accord commercial avec un grand nombre d’Etats d’Asie-Pacifique, dont l’Australie avec laquelle les relations sont pourtant tendues. Mais passer d’un leadership stratégique et économique à un leadership moral et écologique n’est pas simple. Les défis à venir impliquent que les sociétés se réorganisent pour mieux capter les ressources et diminuer leurs empreintes dans un monde de plus en plus exposé au changement climatique. Il n’est pas évident que la Chine, qui a vu une envolée de sa consommation depuis vingt ans puisse plus facilement changer son modèle que le Brésil ou les États-Unis. La crise sanitaire n’est donc qu’un galop d’essai pour comparer la capacité de ces différents pays à prendre des mesures visant à limiter les effets des perturbations environnementales. C’est une course de plus longue haleine, dans laquelle la Chine est partie masquée avec plusieurs longueurs d’avance, et qu’elle continue désormais en tombant le masque de ses ambitions globales.
Paris le 18 décembre 2020
Frédéric Keck est directeur de recherche au CNRS, membre du Laboratoire d’anthropologie sociale. Il a récemment publié Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine (Zones sensibles, 2020). Son dernier article Asian tigers and the Chinese dragon: Competition and collaboration between sentinels of pandemics from SARS to COVID‐19 traite de la réaction des pays asiatiques face à la COVID-19.