Dans un post précédent, nous avons montré que la crise sanitaire évolue aujourd’hui en une crise multiforme au Mexique. Mais à l’échelle d’un pays immense, décrire les manifestations de celle-ci ne peut pas reposer que sur des données macro-économiques. Il est nécessaire de donner aussi des éclairages sur des réalités régionales, forcément diversifiées dans un aussi grand pays. Pour cela, nous proposons deux illustrations des différences qui apparaissent dans le sud du pays.
Au Chiapas, la COVID-19 révèle les fractures sociales
Au cours de ces mois d’épidémie de coronavirus au Chiapas, au sud-est du Mexique, des troubles intervenus dans plusieurs localités ont défrayé la chronique. A chaque fois, les mêmes éléments ressortent : des habitants, inquiétés par la recrudescence des contagions et la multiplication subite de morts, se mobilisent ou laissent éclater leur colère face à une menace qu’ils associent avec l’action d’institutions gouvernementales. Les campagnes de fumigation contre les moustiques vecteurs de la dengue, du zika et du chikungunya, ont ainsi alarmé la population, qui y a vu un épandage du virus lui-même ou de produits toxiques en général ; des drones sont dénoncés comme instruments d’empoisonnement public ; des personnels du système de santé sont malmenés ; des hôpitaux secondaires ont même fait l’objet de dégradations. Comment comprendre ces réactions ?
Un exemple : au soir du 27 mai 2020, une petite révolte populaire a lieu dans la petite ville de Venustiano Carranza. Tout est parti d’un drone abattu, qui semblait disséminer une poudre blanche suspecte, et d’un supposé projet de fumigation de la part des autorités municipales, alors que plusieurs personnes viennent de décéder, probablement du coronavirus. De nombreux habitants décident alors de bloquer la ville et d’empêcher coûte que coûte ce qu’ils dénoncent être une intention d’empoisonner la population. La situation dégénère dans la nuit et plusieurs édifices sont incendiés, dont la mairie, un hôpital et des maisons identifiées avec la classe dirigeante, dont celle de la mère du gouverneur du Chiapas.
Ces évènements seront ensuite critiqués dans les médias à travers une grille de lecture caractéristique du racisme qui imprègne la société chiapanèque : Venustiano Carranza est présentée comme une ville indigène tsotsil gouvernée par « us et coutumes » (comprenez « peuplée d’arriérés qui rejettent la modernité », ignorants et violents par nature). Les nouvelles mettent en avant en particulier le fait que les célébrations de Pâques, avec ses processions très suivies, ont été maintenues dans cette ville, faisant retomber ainsi la faute du nombre important de contagions sur l’irresponsabilité de la population locale.
Autant cette irruption de psychose collective canalisée contre les institutions étatiques que le discours médiatique raciste qui y répond sont révélateurs des fractures sociales actuelles du Chiapas, un des états mexicains les plus pauvres et où les peuples originaires sont le plus présents. L’incrédulité face à la pandémie, bien réelle dans les couches populaires, n’est pas seulement le produit du manque d’information, mais d’une méfiance profonde envers l’Etat et ses institutions. Le système public de santé, en particulier, malgré les politiques d’accès gratuit aux soins pour les personnes de bas revenus, est connu pour ses négligences médicales, les mauvais traitements qu’y reçoivent les gens perçus comme indigènes et l’absence de justice face aux éventuelles fautes commises par le personnel soignant. On se rappelle par exemple le cas d’enfants intoxiqués en mai 2015 dans un autre village tsotsil, à Simojovel, lors d’une campagne officielle de vaccination où un mauvais dosage entraîna la mort de deux mineurs et l’hospitalisation de 29 autres. Au lieu de faire toute la lumière sur les causes du drame, l’Etat choisit d’étouffer l’affaire et d’acheter le silence des familles en les indemnisant fortement. Le manque de transparence, la corruption des institutions et les préjugés racistes qui brouillent la communication expliquent donc l’absence de confiance d’une partie de la population envers les institutions étatiques en général et le système de santé en particulier.
Dans ce contexte, on comprend mieux pourquoi il n’est pas rare d’entendre dire autour de soi que le virus est répandu volontairement par des agents du gouvernement, qu’il n’existe pas, ou bien qu’il ne faut surtout pas aller dans un hôpital si on tombe malade parce qu’on s’y fait tuer. Et de fait, les familles sentent tant de résistance à y conduire leurs malades que, quand finalement elles se résignent à le faire, c’est souvent trop tard, et la personne y succombe rapidement, ce qui alimente en retour l’animosité et les soupçons contre l’institution.
Un autre facteur de confusion vient du discours officiel du gouvernement chiapanèque, qui a cherché à minimiser l’épidémie en sous-estimant la quantité de cas et de décès. Pendant longtemps, les chiffres du Ministère de la Santé du Chiapas restaient statiques, alors que de plus en plus de gens connaissaient déjà personnellement des gens malades ou morts, et qu’il suffisait de parler à quelqu’un travaillant dans un hôpital pour savoir qu’ils croulaient déjà sous l’arrivée de malades. Mais la plupart des malades hospitalisés ne sont tout simplement pas testés, et les morts, catalogués comme cas de « pneumonie atypique », n’entrent pas dans les statistiques. Sans parler de la majorité des malades, qui restent, et éventuellement meurent, chez eux. Ce décalage entre discours officiel et réalité vécue ne fait qu’alimenter le sentiment d’abandon et de rejet face au système étatique et crispe d’autant plus toute la société autour de ses fractures. Toute une partie de la population se sent seule face à cette épidémie, comme elle se sentait déjà face aux autres maladies.
Ce type de confusion dans la communication gouvernementale est général au Mexique, où le Président de la République, souvent en contradiction avec d’autres membres de sa propre équipe, n’a de cesse de déclarer l’épidémie sous contrôle et d’annoncer le retour à la normalité et la reprise de ses projets phare, comme la construction du « Train Maya », destiné à faire circuler en masse marchandises et touristes entre le Chiapas et la péninsule du Yucatán. Ce projet, qui n’enthousiasme que les grands entrepreneurs, ne paraît pas parti pour rétablir la confiance de la population dans son Etat.
Dans le Yucatán, adaptations et résistances dans les villages mis en tourisme
Divers acteurs du monde rural de la péninsule du Yucatán ont opté depuis une vingtaine d´années pour le tourisme. Celui-ci est devenu le principal axe de développement et d´accumulation du capital dans la région depuis la création de Cancún il y a 50 ans (un drôle d´anniversaire, d´ailleurs !). Depuis mi-mars, et quelques jours avant le lancement par les autorités sanitaires fédérales de la journée de distanciation sociale, les acteurs du tourisme communautaire ont mis en veilleuse leurs activités, conformément aux dispositions des autorités locales, municipales ou étatiques.
Dans certains cas, la crainte de la contagion des touristes étrangers a conduit à l’imposition de mesures radicales telles que la fermeture de toutes les routes d’accès aux ports de Isla Arena, Río Lagartos et San Felipe. A Isla Arena, les habitants se sont organisés et ne laissent passer personne et il est fort compliqué pour les habitants eux-mêmes de sortir (figure 1).
Pour autant, la vie suit son cours dans les villages ruraux mayas du Yucatán.
De nombreux habitants sont retournés à la milpa, système productif mésoaméricain et base traditionnelle de l´alimentation, que la modernité avait progressivement remplacé (figure 2). Certaines coopératives ont quant à elles entrepris la construction de ka´anche, une pratique horticole maya, consistant en une table de culture ou pépinière surélevée construite avec des matériaux vernaculaires.
Du côté des ports, certains prestataires de services touristiques ont pris l´initiative de retourner pêcher et d´organiser des trocs avec d´autres coopératives villageoises de l´intérieur des terres (figure 3) : c´est le cas de quatre coopératives d´Isla Aguada et Isla Arena dans le Campeche qui ont organisé des trocs avec des coopératives de Miguel Colorado et Siho, malgré la réduction de la mobilité et les restrictions municipales, démontrant ainsi leur grande capacité d´organisation.
Si des adaptations créatives émergent, on note aussi une montée de la dépression, de l’anxiété et des inquiétudes. Tekit, par exemple, est une bourgade de dix mille habitants située à une heure au sud-est de Mérida, où l’activité principale est la fabrication de guayaberas, chemises typiques du Yucatán. L’arrivée de la pandémie a fait que, d’un jour à l’autre, les habitants se sont retrouvés sans travail, les marchés ont été fermés et les commandes annulées. Il faut inventer des solutions au jour le jour pour faire face à la crise, dans un contexte où l’épargne est inexistante, au même titre que la sécurité sociale et où l’on vit d’emplois informels le plus souvent payés à la journée. Une des solutions trouvées a été a fabrication de masques vendus aux villes voisines, puis au gouvernement lui-même et plus tard à l’exportation. Après les masques, il y a eu les combinaisons pour les médecins, puis les sacs mortuaires. Ces différentes activités permettent aux habitants de subsister. Ce n’est pas un cas isolé : à San Agustin, village situé au sud du Yucatán, au cœur de la réserve interculturelle du Puuc, des femmes membres de la coopérative de tourisme ont confectionné, elles aussi, plus de 3000 masques (figure 4).
Cependant, à la mi-septembre, seulement 6 des 24 entreprises sociales de l´alliance péninsulaire pour le tourisme communautaire ont repris leur activité. Les ateliers et certifications virtuelles se suivent et se ressemblent, mais les autorités locales sont réticentes à la réouverture des villages face à la recrudescence des contaminations ces dernières semaines. Si la campagne de promotion #viajaturismocomunitario a été lancée début juillet 2020 pour sensibiliser les futurs touristes, ceux-ci se font attendre. La question est cruciale pour les centres touristiques communautaires où les associés ont choisi, pour différentes raisons, de se spécialiser dans le tourisme abandonnant leurs autres activités productives. Ceux, essentiellement d´origine maya, pour qui le tourisme est une activité complémentaire (figure 3), ont mieux pu s´adapter à la crise car ils peuvent compter sur les autres composantes de leur pluriactivité (milpa, élevage apiculture et méliponiculture, sylviculture, artisanat, etc.).
Adaptations salutaires et convulsions inquiétantes…
Les cas des villages du Chiapas et du Yucatán montrent la diversité des réactions communautaires à la COVID-19 . Face à l´incrédulité populaire liée à un manque d´information flagrant, les adaptations et résistances se sont multipliées : filtres sanitaires autogérés, réadaptation du secteur productif, retour aux activités agricoles de subsistance. Au Mexique comme dans le reste du monde, le grand bouleversement de la crise du coronavirus est multiforme et provoque aussi bien des adaptations salutaires que des convulsions inquiétantes.
Mexico, le 24 septembre 2020
Samuel Jouault est géographe, est professeur-chercheur de la Faculté de Sciences Anthropologiques de l´Université Autonome du Yucatán et chercheur associé au centre d´études mexicaines et centraméricaines (CEMCA-UMIFRE 16 MEAE CNRS-USR 3337 Amérique Latine). Il est l’un des auteurs du rapport La Otra Cara del Turismo
Gilles Polian, linguiste, spécialiste des langues mayas, est professeur-chercheur du Centro de Investigaciones y Estudios Superiores en Antropología Social (CIESAS), antenne sud-est, à San Cristobal de Las Casas, au Chiapas. Il est l’auteur de l’Atlas linguistique maya.
Bernard Tallet, géographe, est directeur du CEMCA (Centre d’Etudes Mexicaines et Centraméricaines, UMIFRE 16-MEAE, CNRS, USR 3337 Amérique latine).
Une réponse sur « Deux exemples de la diversité des réactions à la crise sanitaire dans le du sud-est mexicain »
[…] Ces témoignages sont, bien sûr, médiatisés par ceux qui prennent la parole au nom de la population indigène. Certaines allusions donnent des indications sur d’autres attitudes qui pourraient bien refléter l’humeur véritable des populations autochtones. Le corregidor de Tiripetío, par exemple, note que « [les Indiens], parce qu’ils ne travaillent pas, se laissent mourir de faim ; parce qu’ils disent que de cette pestilence il ne doit plus en rester un seul ; et qu’ils ne veulent pas laisser aux Espagnols jouir de quoi que ce soit, puisqu’ils n’en profiteront pas eux-mêmes…» On peut se demander si les réactions observées aujourd’hui contre les autorités n’étaient pa… […]