On dit souvent que l’histoire se répète mais ce qui se déroule à la frontière Canada/Etats-Unis depuis près de trois mois véhicule une troublante impression de déjà-vu. En effet, le verrouillage territorial que l’administration Trump a mis en place à ses frontières rappelle sans conteste les jours qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001. A l’époque, les Etats-Unis avaient unilatéralement fermé leurs frontières terrestres pendant plus de 24 heures et leur espace aérien pendant trois jours, s’isolant ainsi du reste monde dans un réflexe défensif épidermique.
Pour faire face à l’actuelle crise sanitaire qui s’est propagée à travers le monde, la réponse américaine a été quelque peu similaire. Après avoir interdit d’entrée les voyageurs ayant séjourné en Chine début février, puis suspendu les vols avec l’Union Européenne le 12 mars, une semaine plus tard, Washington a pris la décision, conjointement avec ses voisins – le Canada et le Mexique – de fermer ses frontières terrestres à partir du 21 mars. Si la mesure est moins radicale que celle prise en 2001 puisqu’elle ne vise qu’à « restreindre temporairement tout voyage non-essentiel » que ce soit à des fins de tourisme ou de loisir, pour paraphraser le Premier ministre canadien Justin Trudeau, elle s’inscrit toutefois dans le temps puisque, après avoir été renouvelée deux fois jusqu’au 21 juin, elle vient d’être prolongée jusqu’à fin juillet.
Si les travailleurs frontaliers ainsi que le commerce bénéficient d’une exemption – ce qui n’était pas le cas en 2001 – il convient de souligner le fait que les deux pays ne peuvent pas totalement s’isoler l’un de l’autre du fait de l’intégration importante qui lie leurs économies respectives. En effet, les deux partenaires échangent plus 1,7 milliard de dollars de marchandises et de service par jour et 400 000 personnes traversent la frontière quotidiennement. Et, en 2001, la fermeture de la frontière ainsi que les contrôles accrus mis en place les jours suivants avait mis en stand-by la production automobile, entre autres secteurs, et obligé le groupe Ford à fermer cinq usines afin de compenser les pertes ainsi engendrées. Aujourd’hui, malgré le fait que la frontière demeure ouverte au commerce, les flux de marchandises ont connu un certain déclin en mars : de 9% pour les exportations et de 8% pour les importations par rapport à février.
Parce qu’elle dépend du tourisme transfrontalier, l’une des régions les plus touchées par la fermeture de la frontière est la région du Pacific North West entre Vancouver et Seattle qui est liée par de nombreux flux transfrontaliers. Selon une étude menée en 2018 par Melissa Fenucci de l’International Mobility and Trade Corridor Program, un tiers des personnes qui traversent le 49ème parallèle le font fréquemment – une fois ou plus par semaine. Sur ces visiteurs, 20% traversent pour aller en vacances dans l’un ou l’autre des pays, 19% pour le shopping et 18% pour des loisirs. Les deux autres motifs qui arrivent ensuite concernent l’achat d’essence (14%) – qui est moins chère aux Etats-Unis en raison des différentiels fiscaux – et des visites d’amis ou de famille (13%). Seuls 2% des personnes traversent la frontière pour le travail. En d’autres termes, la quasi-totalité des flux transfrontaliers rentrent dans la catégorie de « voyages non-essentiels » et se sont donc retrouvés impactés par la fermeture de la ligne internationale.
Il n’est donc pas surprenant qu’avec le confinement territorial mis en place par les deux voisins nord-américains le point de frontière de Blaine – qui est le troisième poste de frontière le plus achalandé après Buffalo/Niagara et Detroit/Windsor – ait vu sa fréquentation chuter depuis le mois de mars. On n’y a compté, en mars, que 110 942 véhicules rentrant aux Etats-Unis alors qu’à la même époque l’année dernière, il y en avait près de trois fois plus (331 998). Le contraste est encore plus important si l’on prend en compte le mois d’avril 2020 puisque seuls 8 631 véhicules ont été comptabilisés alors qu’ils étaient 348 387 un an auparavant. L’impact économique d’une fermeture prolongée de la frontière peut être significatif lorsque l’on sait que l’été dernier, à l’échelle du Canada, les visiteurs américains contribuaient à l’économie canadienne à hauteur de 4,5 milliards de dollars.
Pourtant, de façon surprenante, plusieurs sondages ont mis en exergue ces dernières semaines le fait qu’une vaste majorité de Canadiens (entre 70 et 83%) est en faveur d’une fermeture prolongée de la frontière. Dans le détail, 40% soutiennent une fermeture jusqu’à la fin de l’été et 20% jusqu’à ce qu’un vaccin soit trouvé. Selon un sondage organisé par DART & maru/BLUE, il existe de fortes disparités régionales entre par exemple l’Alberta où 31% des sondés sont en faveur d’une réouverture de la frontière et les provinces Atlantiques où seulement 9% d’entre eux partagent cet avis. L’Alberta étant la province la plus conservatrice du Canada, il existe une affinité culturelle plus prononcée avec les Etats-Unis même si les liens personnels sont moins importants que dans le reste du pays dans la mesure où aucun centre urbain majeur ne se situe proche du 49ème parallèle. Néanmoins ce que ces sondages suggèrent c’est un changement dans la perception que les Canadiens ont de leur frontière commune avec les Etats-Unis : alors que traditionnellement, les Canadiens sont davantage en faveur d’une frontière ouverte – elle était, avant 2001, la plus longue frontière non-défendue au monde et ils se sont souvent opposé à l’épaississement de cette dernière induite par la politique anti-terroriste des Etats-Unis – ils embrassent désormais ce confinement territorial comme une réponse acceptable et efficace, probablement en réaction à la gestion discutable de la crise faite par le président Trump, qui a fait plus de 100 000 morts.
Finalement, ce qui se joue à la frontière Canada/Etats-Unis est révélateur de deux phénomènes plus généraux qui touchent les frontières à l’échelle globale. Le premier a trait à une certaine « obsession des frontières » qui sont érigées par les gouvernements en boucliers protecteurs à travers le monde depuis plus de 30 ans, au détriment des populations qui sont davantage prises en otage et voient leur quotidien compliqué. La pandémie actuelle n’a pas échappé à cette tendance de « refrontiérisation ». Elle l’a, au contraire, renforcée puisque même l’Europe, qui faisait figure d’exemple de libre circulation depuis une trentaine d’années a fermé ses frontières internes pour empêcher l’expansion du virus. Le second concerne un nouveau fonctionnement des frontières qui, pour reprendre l’expression d’Anne-Laure Amilhat-Szary, sont devenues des « filtres » qui trient les flux. Alors qu’à la frontière Canada/Etats-Unis on triait auparavant les flux de voyageurs pré-approuvés à travers le programme de facilitation Nexus mis en place avec la « frontière intelligente », cette frontière d’un nouveau genre censée allier sécurité et facilitation des flux, désormais, le filtre s’est rétréci et ne laisse passer que les « voyageurs essentiels », sous-entendu, essentiels pour le bon fonctionnement de l’économie néo-libérale. La question est de savoir combien de temps une telle situation peut encore durer et quels seront les impacts pour les secteurs qui dépendent grandement des flux transfrontaliers de personnes et non pas seulement de biens.
Grenoble, le 18 juin 2020
Pierre-Alexandre Beylier est maître de conférences en études nord-américaines à l’Université Grenoble-Alpes. Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Cachan et Agrégé d’anglais, il a effectué une thèse à l’Université Sorbonne Nouvelle, portant sur les mutations qu’a connues la frontière Canada/Etats-Unis depuis le 11 septembre 2001. Une version remaniée de cette dernière a été publiée par l’Institut des Amériques aux Presses Universitaires de Rennes : Canada/Etats-Unis : les enjeux d’une frontière. Ses recherches portent désormais sur les villes-frontières et leurs résidents afin d’analyser les questions de pratiques, de représentation et d’identité. Ses publications sont accessibles via son profil sur ResearchGate.
2 réponses sur « La Frontière Canada/Etats-Unis à l’épreuve du coronavirus, un sentiment de déjà-vu ? »
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