États-Unis Économie

Le Coronavirus, analyseur de l’économie et de la société états-unienne

Par Robert Boyer, économiste-chercheur, vice- président du Conseil Scientifique de l’Institut des Amériques.

L’irruption du coronavirus met en lumière et accentue la plupart des traits distinctifs forgés dans l’histoire longue des Etats-Unis.

L’exceptionnalisme américain

L’affirmation de l’exceptionnalisme américain a resurgi dès le début de la crise. L’émergence du Coronavirus en Chine puis sa diffusion progressive en Europe fut, tout au long des mois de février et mars 2020, l’occasion pour le président Trump de vanter l’efficacité de la protection du pays vis-à-vis de l’épidémie et de son système de santé. Il s’inscrivait alors dans une longue tradition. Lors de l’émergence du Japon comme puissance industrielle majeure dans les années 1990, les firmes de l’automobile de Detroit ne crurent pas que leurs concurrents nippons puissent dominer une industrie qu’ils avaient fondée. De manière similaire, alors que la libéralisation financière provoquait sur tous les continents une série de crises financières, dont celle de 1997 en Asie, les dirigeants américains n’avaient jamais cru que ces événements puissent arriver chez eux. Ils furent donc pris de court par l’effondrement de leur système financier en 2008. Enfin l’élite économique actuelle ne peut imaginer que la Chine puisse développer un puissant système d’innovation, tant son régime autoritaire serait adverse à la recherche scientifique. L’indépendance grandissante de Huawei par rapport aux systèmes développés par Google fait ici encore planer le risque d’un réveil difficile. Ce sentiment de supériorité très enraciné n’a pas facilité la prise de conscience des décideurs face à la pandémie. En conséquence les mesures de protection ont été d’abord hésitantes et tardives.

Economy First !

De longue date les Etats-Unis sont le territoire de l’esprit d’entreprise, de sorte que  la logique économique domine. Ce trait se retrouve dans les décisions du gouvernement face à la pandémie: maintenir l’activité économique par un soutien aux grandes entreprises semble au moins aussi important que d’adopter de vigoureuses mesures de confinement.  

(données Department of labor, mise en forme FMLT)

Plus que celui d’une mortalité de masse, c’est le spectre de la crise de 1929 qui hante les Etats-Unis : une répétition, en pire, de la dépression de 1929 à 1933, partiellement interrompue par le New Deal et définitivement surmontée uniquement après la seconde guerre mondiale. Pour l’écarter, un programme public reproduisant celui qui avait permis de sortir de la crise des subprimes en 2008 a été mis en place, avec la différence qu’en 2020 le soutien s’applique aux entreprises non-financières et aux familles et non plus uniquement à Wall Street. Mais l’explosion des demandes d’allocation chômage (16,8 millions lors des trois dernières semaines) montre que le risque de dépression cumulative n’est pas conjuré. L’extrême rapidité de l’arrêt de la production dans nombre de secteurs, dont les services si importants dans l’économie américaine, rend inefficaces les mesures du soutien du revenu, car elles sont incapables de stimuler une activité gelée par les mesures sanitaires. La crise actuelle n’est la répétition d’aucune des crises précédentes, pas plus celle de 2008 que de 1929, et les gouvernements s’en trouvent désarmés.

L’Etat sauveur mais pas régulateur

L’économie américaine est souvent présentée comme emblématique d’un capitalisme financier dominé par les ajustements de marché et la concurrence, par comparaison avec les sociétés européennes marquées par de plus amples interventions de l’Etat et l’importance de systèmes de couverture sociale à vocation universelle. La vigueur du plan de soutien à l’économie (2000 milliards de Dollars) montre que l’Etat américain est toujours là pour socialiser les pertes et interrompre les évolutions catastrophiques, voire instituer de nouvelles formes d’interventions destinées à rétablir la stabilité de l’économie, par exemple un soutien inconditionnel de revenu pour toutes les familles américaines. Dès son arrivée à la présidence, Donald Trump avait annoncé le retour d’un Etat capable de s’opposer aux stratégies des firmes, exigeant par exemple la relocalisation des activités sur le sol américain En Avril 2020, il a même mobilisé une loi datant de la guerre de Corée (Defense Production Act) pour obliger des firmes de l’automobile à produire des ventilateurs, bel exemple de politique industrielle décidée dans l’urgence. L’avenir dira si ce fut une posture vis-à-vis de l’opinion publique d’un président qui continue à suivre son instinct de business man ou un tournant en direction d’une politique industrielle permanente et non plus une réaction tardive à un dramatique manque d’ équipements médicaux. On ne peut s’empêcher ici de penser à la déclaration de Georges W.Bush à CNN le 16 décembre 2008 : « J’ai abandonné les principes de l’économie de marché pour sauver le système de l’économie de marché »

On mesure l’héritage institutionnel des guerres passées et le fait que malgré, donc, une posture affirmant un libéralisme économique presque absolu, l’Etat n’a jamais cessé de jouer un rôle central même dans les périodes de croissance (financement de la recherche, en particulier par le biais de crédits militaires ou de santé, grands programmes de la Nasa, etc.).. Il est le sauveur des intérêts économiques et la béquille des entreprises dans les périodes de crise.

L’accès à la santé, facteur d’inégalité

Les Etats –Unis dépensent en montant absolu et en pourcentage du PIB plus qu’aucun autre pays en matière de dépenses de santé, mais ils souffrent d’un paradoxe que l’explosion de la pandémie met cruellement en évidence : le système de santé est dispendieux et excluant . Malgré les avancées du Affordable care act (ou Obamacare), qui a été fortement détricoté par l’administration actuelle, la couverture médicale continue à être associée pour l’essentiel à un contrat de travail, de sorte que des dizaines de millions d’américains la perdront une fois licenciés. Les africains-américains et les hispano-américains qui occupent des emplois mal rémunérés qui les met en contact avec la maladie souffraient déjà de piètres conditions de santé du fait en particulier de la prévalence de diabète et d’obésité,  sont en train de payer un tribut disproportionné en termes de mortalité par coronavirus. Voilà qui élargit l’analyse des inégalités : de revenu, de patrimoine, d’influence politique, de style de vie et finalement d’accès au système de santé, donc d’espérance de vie.

Paris, le 11 avril 2020.

Robert Boyer est économiste, spécialiste d’analyse comparative et historique des économies contemporaines. Jusqu’en 2008, il était directeur d’études à l’EHESS et directeur de recherche au CNRS. Il est désormais chercheur et vice- président du Conseil Scientifique de Institut des Amériques (#VidéoEntrevueIdA)

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