États-Unis Science politique

Les prisons, prochain épicentre de l’épidémie aux États-Unis ?

Par Gwenola Ricordeau, professeure en justice criminelle à la California State University, Chico (Etats-Unis) et membre du conseil scientifique de l’Institut des Amériques.

Aux États-Unis, environ 2.3 millions de personnes sont incarcérées, pour l’essentiel dans des maisons d’arrêt et des prisons locales (0,6 millions), d’État (1,3 millions) ou fédérales (0,2 millions). Le taux d’incarcération états-unien (698 personnes incarcérées pour 100 000 habitants) est l’un des plus élevés au monde et il est bien supérieur à celui des autres démocraties occidentales (104/100 000 en France par exemple), du fait d’une justice qui condamne souvent à de lourdes peines. Comme le souligne l’ONG Prison Policy, jusqu’à 113 millions de personnes ont un membre de leur famille qui est ou a été emprisonné.

L’emprisonnement aux USA (source PrisonPolicy)

Même s’il faut éviter toute forme de généralisation en raison de la diversité des régimes pénitentiaires, de nombreux facteurs contribuent à faire des prisons états-uniennes des lieux propices à la diffusion de l’épidémie. Contrairement à bien des préjugés, les prisons ne sont pas des lieux adéquats de confinement. En effet, la « distanciation sociale » n’y est pas possible. Dans les établissements à sécurité moyenne ou minimale, les prisonniers sont plus fréquemment dans des dortoirs que dans des cellules individuelles. Non seulement les prisons sont des lieux où règne la promiscuité, mais les entrées et les sorties (de prisonniers, de personnels de surveillance, etc.) sont parfois nombreuses. Par exemple, dans les maisons d’arrêt, la durée moyenne d’incarcération est de 26 jours et le ratio surveillants/prisonniers est de 1 pour 4. Par ailleurs les États-Unis comptent plus de cent « mega jails », c’est-à-dire des maisons d’arrêt où sont détenues plus de mille personnes, comme les maisons d’arrêt de Los Angeles ou de Rikers Island (New York). Dans ces mega jails, il y a donc chaque jour des centaines de personnels et de prisonniers qui entrent et qui sortent.

Parmi les personnes incarcérées, nombreuses sont celles qui, en l’état actuel de la connaissance sur le coronavirus, présentent des facteurs de risque accrus. Les maladies chroniques (pathologies respiratoires, maladies cardiovasculaires, diabètes, etc.) parmi les prisonniers sont plus fréquentes que dans le reste de la population. Par ailleurs, les prisonniers de plus de 55 ans constituent au moins 10% de la population carcérale et on estime que l’état de santé d’un prisonnier de 55 ans est généralement comparable à celui d’une personne de 65 à 70 ans à l’extérieur.

Il existe un large consensus parmi les experts sanitaires – y compris le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme – autour de la nécessité de réduire le nombre de prisonniers dans le contexte de pandémie. Des mesures ont été prises en ce sens dans la plupart des États, soit sous la forme de libérations anticipées ou d’aménagements de peine (placement sous bracelet électronique par exemple), soit en réduisant le nombre d’incarcérations par l’abandon des poursuites pour certaines catégories de délits (comme par exemple le travail du sexe, certains délits liés à l’usage de produits stupéfiants ou la miction sur la voie publique). Mais ces mesures ont un effet limité sur le nombre de personnes incarcérées et elles ne sont pas sans poser d’autres problèmes : pour certaines personnes, l’accès aux soins et les formes de protection contre le coronavirus sont meilleurs en prison que dehors, notamment si, à leur libération, elles n’ont ni hébergement, ni ressources financières. En prison, avant l’épidémie, la plupart des États appliquaient un système de ticket modérateur (quelques dollars ou plus par visite médicale) qui freinait l’accès aux soins de beaucoup de détenus sans ressources. Du fait de l’épidémie, tous les États, hormis le Nevada, Hawaii et le Delaware, ont désormais suspendu ce système et il n’est pas sûr que les personnes aujourd’hui libérées, si elles sont dans des situations de grande exclusion sociale, aient accès à des soins qui leur aurait été offerts en prison.

Dans les prisons fédérales, les personnels et les prisonniers sont censés utiliser des masques qui leur sont distribués depuis le 4 avril. Il semble néanmoins que cette mesure ne soit pas toujours respectée et, dans les prisons d’État, il est généralement interdit de se couvrir le visage de quelque manière que ce soit – certains prisonniers ayant même été poursuivis pour avoir utilisé, justement, un masque. Par ailleurs, peu de prisonniers ont accès au gel hydroalcoolique, car celui-ci est interdit par la plupart des administrations pénitentiaires qui craignent l’usage détourné qui peut en être fait. Les prisonniers n’ont pas toujours accès au savon (ils doivent souvent en acheter) et parfois même l’accès à l’eau est restreint. Néanmoins, certains d’entre eux contribuent (pour un salaire qui dépasse rarement quelques dollars par jour) à l’effort collectif contre l’épidémie, que ce soit en fabriquant des masques ou en creusant des fosses communes (New York).

L’île-prison de Rikers Island (New York; source Wikipedia)

Beaucoup d’administrations ont choisi de réduire les mouvements de prisonniers au sein des établissements, par exemple en réduisant ou suspendant les activités collectives et les promenades, voire en plaçant des établissements entiers en « lockdown », c’est-à-dire en confinant les prisonniers dans leurs cellules ou leurs dortoirs. A tout cela s’est ajoutée la suspension des visites et des activités avec des intervenants extérieurs à partir de la mi-mars dans la plupart des établissements.

C’est à cette période que sont apparus les premiers cas de prisonniers atteints par le coronavirus sur la côte Est, notamment à la prison de Rikers Island. Depuis, la plupart des États comptent des malades derrière les barreaux et le taux de contamination parmi les prisonniers est parfois très élevé. Dans l’Ohio, le 22 avril, les prisons de Marion et de Pickaway, dans lesquelles sont respectivement incarcérées 2 482 et 1 536 personnes, ont fait part de taux de contamination de 81% et 77%. À la prison de Westville (Indiana), le taux de contamination des prisonniers est de 92%. Les prisons fédérales semblent pour l’instant relativement épargnées par l’épidémie : Sur les 143 000 prisonniers, seuls 566 cas de contamination au coronavirus ont été rapportés, mais 24 prisonniers ont déjà succombé, ce qui suggère un taux de contamination bien plus élevé que celui annoncé. Beaucoup d’États ont déjà enregistré leurs premiers décès de prisonniers dus au coronavirus : parmi les personnes décédées, certaines étaient incarcérées pour des courtes peines ou en raison de la révocation de leur contrôle judiciaire.

La lenteur de la mise en place d’une réponse sanitaire dans les prisons et la gravité de l’épidémie se traduisent par des mouvements de prisonniers (émeutes, refus des repas, grèves de la faim, etc.) rapportés dans beaucoup d’États. Deux évasions collectives se sont même produites : 14 hommes se sont évadés de la maison d’arrêt de Yakima (Washington) et neuf femmes se sont évadées d’un centre de travail communautaire dans le Dakota du Sud. De nombreuses grèves de la faim se déroulent également dans les centres de rétention administrative où les personnes enfermées sont par ailleurs confrontées aux incertitudes actuelles de la politique migratoire états-unienne.

L’American Civil Liberties Union (ACLU)[1] estime que la propagation du coronavirus dans les maisons d’arrêt aux États-Unis pourrait causer jusqu’à 99 000 décès – dont 76 000 de personnes qui vivent autour de ces prisons et qui seraient contaminées par les personnels qui y travaillent. Il faut donc espérer que des mesures fortes soient rapidement prises pour éviter une telle catastrophe. Les appels à libérer les prisonniers, notamment relayés sur les réseaux sociaux avec le hashtag #FreeThemAll, rappellent qu’il y a, en prison, peu d’options pour combattre l’épidémie.

Chico (États-Unis), le 27 avril 2020

Gwenola Ricordeau est professeure assistante dans le département de Science Politique et Justice Criminelle de la California State University, Chico (États-Unis) et membre du conseil scientifique de l’Institut des Amériques. Ses recherches portent sur le système carcéral, en France et aux États-Unis, en particulier sur les proches des personnes incarcérées, la sexualité en prison et les contestations du système carcéral. Elle est l’auteure de Les détenus et leurs proches. Solidarités et sentiments à l’ombre des murs (Autrement, 2008) et de Pour elles toutes. Femmes contre la prison ! (Lux, 2019).


[1] ACLU, « Flattening the Curve: Why Reducing Jail Populations is Key to Beating COVID-19 », URL : https://www.aclu.org/report/flattening-curve-why-reducing-jail-populations-key-beating-covid-19

3 réponses sur « Les prisons, prochain épicentre de l’épidémie aux États-Unis ? »

[…] Je passe effectivement beaucoup de temps à suivre ces questions et à partager des informations et des analyses : il y a quelques semaines, j’ai fait une synthèse des défis sanitaires que pose l’épidémie en prison et expliqué pourquoi il y a un large consensus sur le fait qu’« il faut vider les prisons » ; j’ai aussi raconté ici comment les prisons pourraient être « le prochain épicentre de l’épidémie aux États-Unis ». […]

[…] Lauréate de la bourse Fulbright-Nord Pas-de-Calais en 2013-2014, Gwenola Ricordeau est désormais enseignante à California State University, Chico. Elle a publié un article sur le blog de l’Institut des Amériques dédié au Covid-19, concernant le sort des prisonniers pendant la pandémie aux Etats-Unis. Pour le lire, rendez-vous sur le blog Covidam : Les prisons, prochain épicentre de l’épidémie aux États-Unis ? […]