Le 17 mars 2020, les casinos de la MGM ont été les premiers à fermer leurs portes avant d’être rejoints par l’ensemble des établissements de la ville. La mise à l’arrêt des établissements de jeu est évidemment une première dans cette ville, où depuis 1946, date d’inauguration de l’activité officielle des casinos, on avait pu jouer tous les jours et à toute heure. Ni la crise financière de 2009, à laquelle Las Vegas a pourtant payé un lourd tribu économique et social, ni la fusillade perpétuée le 1er octobre 2017 dans l’enceinte du Mandalay Bay n’avaient asséné pareil coup à l’économie de la ville.
Si Las Vegas se révèle particulièrement vulnérable à la pandémie de coronavirus, c’est qu’elle vit dans une situation « d’extra-territorialité », la rendant hautement dépendante des liens qu’elle entretient avec les autres territoires. Spécialisée presque exclusivement dans le tourisme, la ville de l’effervescence perpétuelle et de l’ivresse des jeux est aujourd’hui confrontée au temps suspendu d’un monde qui se fige. En nous ramenant à la pesanteur des ancrages territoriaux, la pandémie de Covid-19, souligne magistralement la fragilité d’économies urbaines de plus en plus dématérialisées et fondées sur l’hyper-mobilité des hommes et des capitaux.
Située en plein désert du Nevada et à plus de 400 km d’un débouché maritime, Las Vegas est une véritable « oasis » dont l’essor est lié à son habileté à capter hommes, capitaux et activités. La ville profite en effet, depuis son développement dans les années 1930, d’une législation particulièrement laxiste autorisant des activités tombant ailleurs sous le coup d’interdits moraux : alcool, prostitution (avant 1942), jeux. De nos jours, elle perpétue cette spécialisation sur le plan fiscal qui lui a permis d’attirer des productions cinématographiques hollywoodiennes ou encore certaines fédérations sportives. La ville vient d’élargir cette logique de dumping au domaine des stupéfiants, Las Vegas souhaitant devenir l’un des principaux points de production et de vente de cannabis du pays, bien qu’elle ne soit pas la seule sur ce marché. Parallèlement, Las Vegas s’est peu à peu imposée comme une destination touristique d’envergure internationale, reposant sur les jeux et une stratégie de ville festive (concerts, spectacles, évènements sportifs, urbanisme spectaculaire, théâtralisation des établissements de jeu…), ainsi que sur sa proximité avec les grands parcs naturels (Grand canyon, Zion…). La ville, qui compte plus de 150 000 chambres d’hôtels, a accueilli près de 42 millions de touristes en 2018, en faisant l’une des premières destinations au monde.
Cette stratégie territoriale, liée à la démocratisation du transport aérien, qui affranchit Las Vegas des longues liaisons terrestres (4 heures de routes depuis Los Angeles, 5h30 pour Salt Lake, 8h pour San Francisco…), lui permet de diversifier sa clientèle, la Californie n’assurant plus aujourd’hui que 25% de la fréquentation de la ville. Aussi avec la mise à l’arrêt du trafic aérien, Las Vegas retrouve le handicap de sa situation originelle d’isolement.
En dépit de la réouverture progressive des casinos, la distance pourrait devenir le principal problème auquel la ville devra faire face dans les mois qui viennent. Les mesures sanitaires dans le transport aérien, entrainant une diminution du trafic de 70% par rapport à la normale, et une suspension des vols internationaux, rendent la destination moins accessible. L’espacement des joueurs au sein des casinos, obligeant à condamner une machine à sous sur deux (elles représentent 70% des recettes), l’accès aux tables limitée à 3 personnes pour le blackjack et 4 pour le poker ou la désinfection des dés après chaque lancé et le renouvellement des cartes à la fin de chaque partie (pratiques imposées par la commission sanitaire du Nevada), vont grever la rentabilité des établissements. Ces mesures de distanciation limitent également les capacités des restaurants et interdisent encore la tenue des spectacles. Si la pandémie fragilise le modèle économique des villes (on estime que l’économie « résidentielle » générée par la seule présence des habitants, représente un peu plus de la moitié des revenus d’une ville), elle pénalise plus lourdement encore Las Vegas, dont la majorité des revenus est liée à l’apport de populations extérieures. Elle montre encore que la situation si spécifique de la ville peut jouer comme un atout ou comme un handicap selon la conjoncture.
Si la distanciation sociale est catastrophique sur le plan économique, la mise à distance des pauvres semble être une autre conséquence de la crise économique. Parangon du capitalisme libéral et de son marché du travail hyper flexible (droit du travail réduit, emplois pléthoriques et aussi mal payés que précaires), Las Vegas est aussi une ville pauvre (le taux de pauvreté atteint 14%), qui accuse aujourd’hui le coup. Le syndicat des travailleurs de la restauration (Culinary workers Union) estime qu’en avril 2020, près de 98% de ses membres étaient au chômage, alors que la MGM a licencié 63 000 de ses salariés sur le champ et que le sud du Nevada a enregistré en avril plus de 350 000 inscriptions au chômage. Or, la perte de son emploi signifie aussi aux Etats-Unis la perte de son assurance maladie. On voit combien crise sanitaire et économiques se répondent et s’amplifient comme l’illustrent les nombreuses photos ayant circulées dans les médias de sans-abris installés à l’intérieur d’emplacements délimités à la peinture blanche sur le parking d’un stade de la ville, alors qu’au même moment, les 150 000 chambres d’hôtel de la ville étaient vides (pour de plus amples informations sur la crise sociale et politique aux Etats-Unis, voir les billets sur Covidam de James Cohen, V. Gonzales Maltes, G. Ricordeau). Venant s’ajouter à une mesure prise en 2019, et interdisant aux sans-abris de dormir dans les rues du centre-ville, ces mesures témoignent d’une volonté de plus en plus assumée de mise à distance des nombreux laissés-pour-compte.
Au moment où certains imaginent un « monde d’après » différent, plus écologique et plus égalitaire, à Las Vegas aucun changement d’importance ne semble vraiment possible tant la ville est en situation de dépendance envers la mobilité des hommes, de leur volonté de se divertir à bas coût et les logiques de profits des entreprises. Reste à savoir si dans notre monde, Las Vegas fait figure d’exception ou d’avant garde ?
Paris, le 16 juin 2020
Boris Lebeau, est Maître de conférences en Géographie à l’Université Sorbonne Paris-nord et membre de l’équipe Pléiade (UR-7338). Il travaille notamment sur les villes du jeu (Las Vegas, Macao…) et prépare avec Marie Redon un ouvrage sur la « Géopolitique des jeux d’argents » qui paraitra en 2020 aux éditions du Cavalier Bleu.