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Paix virtuelle, guerre confinée? Covid 19 et violence en Colombie

Par Laetitia Braconnier Moreno, coordinatrice du pôle andin de Bogota de l’Institut des Amériques (accueilli par UNAL) et doctorante à l’Université Paris Nanterre (CREDOF) et à l’Université Nationale de Colombie (EILUSOS). Elle est titulaire d'un contrat doctoral fléché de l'IdA.

Par John Edison Sabogal, antropologue et psychologue de l’Université National de Colombie, membre de l’Unité de recherche des personnes considérées comme disparues (UBPD) en Colombie.

Quatre ans après la signature de l’Accord de paix entre la guérilla des FARC-EP (Forces armées révolutionnaires de Colombie-armée du peuple) et le gouvernement colombien, le pays est traversé par des phénomènes d’extrême violence. Il semble chaque jour s’éloigner de l’objectif de « paix stable et durable » invoqué par le texte de l’Accord, célébré au niveau international pour son caractère intégral et innovant. Parmi les combustibles alimentant ces nouvelles flambées figurent les mesures de confinement face à la pandémie de Covid-19, mises en place de fin mars à début septembre – la Colombie étant l’un des pays au monde ayant connu le confinement le plus long. L’objet de ce billet est donc d’observer comment la pandémie et les mesures restrictives de mobilité sont entrées en interaction avec la violence armée, et dans le même temps, avec la mise en œuvre de l’Accord de paix.

Rencontre virtuelle organisée par la Commission pour l’Éclaircissement de la Vérité le 13 août 2020 « Impactos del conflicto armado en la familia negra »

Recrudescence et reconfiguration des violences armées: la fragilité de la paix

Bien que la guérilla de l’ELN (Ejercito de liberación nacional, Armée de Libération Nationale, non signataire de l’Accord), ait décrété un cessez-le-feu unilatéral entre le 1 et le 30 avril en conséquence de l’urgence sanitaire liée à la COVID, la violence armée n’est pas entrée en quarantaine dans le pays, pas plus qu’elle n’avait disparu à la suite du traité de 2016.

Un premier constat terrifie et interpelle : D’après l’ONG Indepaz, de la signature de l’Accord de paix en novembre 2016 jusqu’au 21 août 2020, mille leaders sociaux et défenseurs des droits humains ont été assassinés. La qualification particulière « leaders sociaux », traduite de « líderes sociales », inclut dans leur diversité des représentants des défenseurs des droits de victimes du conflit, des groupes ethniques, des paysans, des femmes, des personnes lgbtq+, de l’environnement, des syndicalistes… autant d’acteurs de la «transformation» nécessaire pour l’éradication des inégalités et la fin de l’accaparement des terres, qui sont des causes importantes du conflit armé colombien. Comme le montrent les cartographies (voir Carte 1. Leaders sociaux assassiné (2016-2020), les départements comme le Cauca (226) et Antioquia (133) sont les plus touchés[1]. Les disputes pour le contrôle du territoire et des ressources naturelles sont des motifs fréquents pour ces assassinats, comme en témoigne le fait que la Colombie a occupé la place du pays comptant le plus de défenseurs de l’environnement assassinés en 2019. D’autres leaders sont par ailleurs ciblés du fait de leur engagement pour la substitution de la culture de la feuille de coca par des cultures vivrières dans le cadre des programmes prévus au point 4 de l’Accord de paix.

Cette violence met aussi en évidence l’incapacité des institutions étatiques à assurer la pacification de nombreuses régions à la suite du retrait des FARC en 2016. Par ailleurs, les instruments des entités de contrôle institutionnel dédiés à la protection des leaders sociaux (Defensoría del Pueblo et Procuraduría), dont l’efficacité était manifestement insuffisante avant la pandémie, ont été fragilisés[2], les mesures de confinement ayant encore réduit la présence institutionnelle dans les territoires. Les stratégies de dialogue social entre les autorités et les organisations locales ont été affectées par les mesures de confinement et la difficulté d’accéder aux zones périphériques, où le système de santé est insuffisant pour traiter les personnes contaminées.

Outre les assassinats contre les leaders sociaux, les assassinats d’anciens guérilleros ne connaissent pas de trêve non plus. Selon les chiffres d’Indepaz pour la période mentionnée (novembre 2016-juillet 2020), 211 ex-guérilleros signataires de l’accord ont été assassinés. Là aussi, les départements comme le Cauca (37), Nariño (25), Antioquia (24) et le Caqueta (20), sont les zones les plus dangereuses pour ceux ayant rendu les armes et placé leur confiance dans le processus de paix (voir Carte 2. Anciens combattants assassinés (2016-2020)). La Fiscalía (équivalent du Parquet) affirme que dans leur majorité, ces crimes ont été commis par des groupes dissidents des FARC, n’ayant pas accepté le traité de paix, ou s’étant réarmés du fait de l’absence de mise en œuvre de l’accord et du manque de garanties pour leur sécurité. Faute d’autres opportunités, ces derniers peinent à se défaire de leurs liens avec l‘économie illicite, notamment avec le narcotrafic.

Avec le retrait des FARC de nombreux territoires, différents groupes se disputent désormais le contrôle des populations et des activités illégales. On constate cette démonopolisation de la violence armée dans le Cauca, où au moins quatre groupes héritiers (dissidents) des FARC sont en concurrence : Columna Jaime Martínez, Columna Dagoberto Ramos, Columna Carlos Patiño et Segunda Marquetalia. Ces derniers affrontent également des cartels du narcotrafic et des groupes paramilitaires, eux-mêmes réorganisés après leur démantèlement de 2005 lors du processus « Justicia y paz ».

Carte 3.  Violences commises par des groupes armés sous prétexte de l’urgence sanitaire

Cette violence s’exprime par une augmentation des massacres touchant des populations de manière visiblement indiscriminée. Plus de 67 massacres ont ainsi été répertoriés par Indepaz, corroboré par l’ONU, pour la période allant de janvier à octobre 2020, dont onze ont eu lieu durant le mois d’août et seize en septembre: les départements les plus touchés sont encore Antioquia (15), Cauca (9), Nariño (9) et Norte de Santander (6). Ces massacres ont pris un tour nouveau avec la pandémie. Dans de nombreux territoires, les groupes armés semblent avoir été chargés de faire respecter, au travers de menaces et d’assassinats, le confinement décrété par le gouvernement. Des pamphlets visant à faire respecter l’isolement et prévenir l’augmentation des contagions y ont été distribués, édictant des restrictions de mobilité, des limitations d’activité et des menaces aux habitants La carte 3 rend compte des « expressions de violences justifiées dans le cadre de l’urgence sanitaire par groupe armé » et des régions dans lesquelles ont circulé des pamphlets, chaque soldat et zone de couleur représentant un groupe armé différent.

Pamphlet distribué dans les villes du Cauca, signé « Columna Movil Jaime Martinez », groupe dissident des FARC-EP

Dans ce contexte, comment avancent les mécanismes de justice transitionnelle prévus en 2016 concernant les droits des victimes du conflit armé ?

L’avancement virtuel de la paix

L’Accord de paix a créé trois institutions transitionnelles chargées de juger les responsables, d’établir la vérité sur le conflit et de retrouver la trace des personnes disparues pendant la guerre : la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), la Commission pour l’éclaircissement de la vérité, la coexistence et la non-répétition (CEV) et l’Unité de recherche des personnes considérées comme disparues (UBPD). Le dernier rapport de l’Institut Kroc de l’Université de Notre Dame constate un retard considérable dans la mise en œuvre de la majorité des points de l’Accord, et particulièrement de ceux afférant aux aspects sensibles, comme les solutions face aux drogues illicites ou encore la réforme rurale intégrale (premier point de l’Accord de paix censé rétablir les droits des populations paysannes par la transformation structurelle des zones rurales et la réduction de la concentration de la propriété terrienne). Le point cinq se référant aux victimes est celui qui présente les meilleurs indicateurs de mise en œuvre, car les trois entités citées sont entrées en fonctionnement. Bien sûr, du fait de la pandémie, le travail dans différentes régions du pays est devenu principalement virtuel, ce qui a constitué un défi supplémentaire à l’heure de rapprocher ces mécanismes transitionnels des victimes et des zones les plus frappées par la guerre.

Dès le mois de mai, la Juridiction spéciale pour la paix, mandatée pour poursuivre, juger et sanctionner certains acteurs du conflit, a mis en place des audiences virtuelles avec la stratégie nommée Justice numérique (Justicia digital). Plusieurs mois plus tard, suite à la demande explicite de chefs de l’ancienne guérilla des FARC, la JEP a décidé de rendre publiques certaines audiences pour l’affaire 007, portant sur le recrutement forcé de mineurs et de mineures, un crime spécialement sensible pour l’opinion publique et pour lequel les secteurs opposés à l’Accord de paix ont exigé des résultats concrets.

Les audiences de la JEP pour ce « macrocaso » ont été suivies par des milliers de Colombiens à travers les réseaux sociaux et moyens de communication.

Pour autant, la virtualité contraste sensiblement avec les principes de fonctionnement de ce tribunal spécial. D’un côté, celui-ci affichait l’objectif de faire montre d’un fort ancrage territorial et de pratiquer une justice proche des justiciables, en particulier des victimes, dans chaque recoin du pays. En ce sens, malgré les nombreuses procédures réalisables en ligne, l’impossibilité pour les magistrats de se déplacer a engendré d’importants retards[3].

D’un autre côté, la JEP est censée appliquer le principe « dialogique », visant à concrétiser la centralité des victimes dans les procès, et la possibilité pour elles d’échanger directement avec les auteurs des crimes, dans le double objectif de reconstituer la vérité sur les faits et de promouvoir le pardon, si ce n’est la réconciliation.

Mais comment garantir ces principes lorsque les conditions de connexion adéquate ne sont pas réunies pour une grande partie des victimes résidant dans les territoires les plus isolés? La JEP a cherché à maintenir ce principe dialogique dans les audiences de la « macroaffaire » 005 concernant la région du Nord du Cauca et du Sud du Valle du Cauca. Les organisations de victimes, dans leur majorité autochtones et afro, se sont connectées aux plateformes numériques pour écouter et interroger, au travers de leurs avocats, les anciens combattants des FARC. Mais les faits relatés face à un écran n’ont sûrement pas la même portée que s’ils l’étaient au sein d’un tribunal. Les confessions sur les crimes commis, la présentation d’excuses, la demande de pardon, ainsi que le dialogue entre victimes et bourreaux, lorsqu’ils ont lieu de manière virtuelle, atteignent certainement moins les fins de réparation symbolique et thérapeutique souhaitées que lorsqu’ils sont réalisés en présence.

La Commission de la vérité a aussi directement souffert des conséquences de la pandémie. La Commissaire Ángela Salazar, elle-même victime du conflit, est décédée le 7 août 2020 après avoir été contaminée de la Covid. Prise dans ces vents contraires, la CEV a décidé de développer de manière virtuelle toute sa stratégie de recueil de témoignages et de dialogue social, à travers laquelle victimes, ex combattants et société civile se retrouvent pour réfléchir à ce qu’il s’est passé pendant la guerre, discerner les responsabilités et se concerter sur les actions de réconciliation. Dans certains territoires particulièrement touchés par le conflit comme Caldono (Cauca), l’une des municipalités comptant le plus grand nombre d’attaques armées commises par les FARC, ce mécanisme aspire à ce que les responsables reconnaissent explicitement et publiquement leurs responsabilités. Mais ici ce ne sont plus seulement les restrictions sanitaires mais aussi la résurgence du conflit au niveau local qui rendent plus difficile ces actes symboliques de reconnaissance.

Enfin, la UBPD doit pour sa part relever le défi de retrouver près de 120.000 personnes disparues (selon ses estimations) du fait du conflit armé. Aux nombreuses difficultés que connaissent les victimes pour accéder aux canaux virtuels et à la recrudescence de la violence armée, s’ajoute ici un nouveau problème. L’inhumation rapide des corps des victimes de la pandémie – plus de 27.000 – en plus des atteintes éthiques et culturelles causées notamment aux communautés autochtones, constitue en effet une menace pour les personnes disparues enterrées anonymement dans les cimetières du pays. On estime que ceux-ci contiennent 26.000 corps de personnes non identifiées, susceptibles d’être manipulés de manière irresponsable face à la quantité de personnes à enterrer subitement, ce qui constituerait un dommage incommensurable pour la recherche des personnes disparues menée depuis des décennies par leurs familles et les organisations de la société civile.

Pandémie et reprise de la violence

Si l’accord de paix de 2016 n’avait pas totalement mis un terme à la violence en Colombie, la pandémie de Covid-19 a donc empiré considérablement les choses. D’un côté, elle a favorisé la résurgence des actions armées en entrainant un retrait de la présence des autorités, et d’un autre côté, elle a apporté des freins considérables aux actions de réconciliation. Cependant, si la virtualité devait faire preuve d’une vertu, selon les dires de commissaires de la CEV, ce serait celle d’avoir facilité et multiplié les dialogues publics sur les vécus pluriels du conflit armé. Une grande diversité d’acteurs habituellement isolés- et non seulement du fait de la pandémie – ont ainsi été réunis dans un même espace, certes virtuel, et pu faire entendre leur voix.

Il reste à espérer que ces rencontres aient été suivies de manière massive et continuent de faire leur chemin, au travers des réseaux sociaux en particulier, pour promouvoir non seulement la non-répétition des faits, mais aussi à la « non-continuité » du conflit. Au cours du mois dernier, différents secteurs sociaux ont recommencé à manifester dans les rues pour rejeter la violence, exiger le respect de l’accord de paix et demander à l’État des changements structurels pour contenir les effets de la pandémie.

Bogota, le 14 octobre 2020

Laetitia Braconnier Moreno : actuellement coordinatrice du pôle andin de Bogota de l’Institut des Amériques (accueilli par UNAL) est doctorante à l’Université Paris Nanterre (CREDOF) et à l’Université Nationale de Colombie (EILUSOS). Les contrats doctoraux fléchés IdA. Elle est également membre de la commission « justice transitionnelle de l’Association des juristes franco-colombiens (AJFC). Sa thèse porte sur la mobilisation des normativités autochtones au sein de la Juridiction Spéciale pour la Paix, mise en place à la suite de l’accord de paix de 2016 entre la guérilla des FARC-EP et le gouvernement colombien.

John Edison Sabogal est antropologue et psychologue de l’Université Nationale de Colombie, Master en Études Politiques de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Depuis novembre 2019, il travaille avec l’Unité de recherche des personnes considérées comme disparues (UBPD) en Colombie.   


[1] Chiffres de Indepaz au 15 juillet 2020.

[2] Voir interventions de Isabel Zuleta, du mouvement Rios Vivos,  et des professeurs Rodrigo Uprimny et Cielo Rusinque, Forum virtuel : la protection du droit à la vie des leaders sociaux en Colombie, 30 juin 2020 (conclusions).

[3] Entretien avec le Magistrat de la JEP Juan José Cantillo Pushaina, en visioconférence, le 28 août 2020.