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Quand la Cour Suprême des Etats-Unis panthéonise la ‘free-exercice clause’ à l’occasion de la pandémie

Par Blandine Chelini-Pont, Professeur d'Histoire contemporaine à l'Université d'Aix-Marseille, membre du LID2MS (Aix-Marseille) et rattachée au GSRL-EPHE-Université PSL. Elle travaille sur religion, politique et droit aux Etats-Unis.

Depuis fin février 2020, les gouverneurs des Etats de l’Union ont été en première ligne pour décider des mesures à prendre face à la pandémie. Si  l’imposition du confinement à domicile a été très variable, une certaine uniformité s’est dégagée concernant la fermeture des lieux recevant du public, à l’exemple des établissements scolaires. De même, l’interdiction des rassemblements publics a été assez générale. Cependant, concernant les lieux de culte et les rassemblements religieux, l’attitude des exécutifs locaux a été assez précautionneuse. Cela n’a pas évité la querelle de la « religion libre » qui a accompagné la campagne présidentielle et donné lieu à des centaines de recours devant les tribunaux fédéraux, face au durcissement progressif des mesures d’accessibilité et de rassemblement public. Au moins cinq d’entre eux ont atteint la Cour Suprême et lui ont donné l’occasion de manifester un parti-pris, désormais majoritaire, de sacralisation de la liberté religieuse.  

La décision de la court suprême du 25 novembre 2020

L’activité religieuse exemptée comme essentielle

La Pennsylvanie a été le premier état à déclarer une exemption religieuse à son ordre de confinement, le 19 mars 2020. Entre mars et mai, Delaware, Louisiane, Michigan, Mississippi, New Hampshire, Tennessee, Virginie occidentale, Floride ont émis des décrets similaires. Le gouverneur de Floride en exemptant les lieux de culte, a même interdit aux villes et comtés de suspendre de leur côté les célébrations religieuses pour Pâques (vidéo).

Dans les Etats sans politique de confinement, la fermeture des lieux accueillant du public a été souvent décidée, départageant les activités essentielles – dont systématiquement les lieux de culte- des non-essentielles. Le gouverneur du Texas, Greg Abbott, a ainsi maintenu l’accès au service religieux tout en conseillant aux responsables d’églises de contrôler la distance et de prendre des mesures de précaution. Au printemps 2020, la liberté d’accès et de rassemblement dans les lieux de culte est donc ménagée aux Etats-Unis, alors qu’elle est drastiquement réduite en Europe. 

La contestation par les groupes religieux des restriction ou régulations

De leur côté, au moins dans les trois premiers mois de la pandémie, plusieurs dénominations ont limité ou suspendu leurs propres services et les ont basculés en ligne ou en audiovisuel, comme l’Eglise catholique, les fédérations juives libérales, la  National Association of Evangelicals, les Mormons ou bien la National Muslim Task Force on COVID-19, créée pour la circonstance. Ces dénominations ont également réduit et réglementé l’accès des rituels aux personnes, de manière à éviter la contamination.

Cependant, malgré la retenue des autorités publiques et une éthique de responsabilité assez générale des groupes religieux, d’autres dénominations, de tempérament congrégationaliste, évangélique ou pentecôtiste ou les communautés juives orthodoxes ont refusé de s’auto-limiter et l’ont fait savoir. Elles ont rappelé ou réclamé leur « liberté » et le caractère absolument intouchable de l’expression publique de la foi.

Dans l’Etat de New-York, les congrégations ultra-orthodoxes juives, pourtant premier cluster de la pandémie au moment de Pourim, ont continué leurs enterrements, en procession publique et compacte sans protection du visage, malgré l’interdiction de circuler dans les rues. A Bâton Rouge, Louisiane, l’activisme du pasteur Tony Spell de la pentecôtiste megachurch Life Tabernacle a été particulièrement médiatisé. L’élan en faveur des lieux de culte « libres » s’est développé en même temps que la contestation du port du masque, attisé par l’accusation répétée de la campagne Trump que les ‘Dems’ voulaient « fermer les églises ». Des vidéos ont commencé à circuler montrant des gens arrêtés par la police en allant prier…

« DEMS WANT TO SHUT YOUR CHURCHES DOWN, PERMANENTLY, HOPE YOU SEE WHAT IS HAPPENING. VOTE NOW! »

Tweet de Donald Trump le 7 octobre 2020 (original non disponible en ligne car le compte a été suspendu).

Au fur et à mesure des mesures plus strictes, d’ouverture et d’accessibilité, la contestation religieuse s’est reportée dans les tribunaux. Des centaines d’associations – y compris finalement des diocèses catholiques – ont déposé des injonctions d’urgence pour violation du premier amendement et ce pour diverses raisons, depuis la contestation de l’interdiction de rassemblement dans la rue (qui empêche le culte en extérieur) jusqu’à la réglementation du nombre de personnes dans les lieux de culte.

Leur traitement par les Cours fédérales a alors révélé une différence de philosophie liée au profil des juges : Selon l’étude menée par le juriste Zalman Rotschild, dans le cadre de sa résidence au Constitutional Law Center de Standford, quand les juges ont été nommés par des présidents démocrates, 100% des décisions ont donné raison aux autorités publiques. 64% ont été favorables aux plaignants religieux quand les juges devaient leur nomination aux précédents présidents républicains. La proportion a grimpé à 96% pour les juges nommés pendant le mandat de D. Trump.

La Cour Suprême et l’idéologie de la religion empêchée  

Cette dualité s’est exactement retrouvée à la Cour Suprême, au travers de trois décisions émises sur les cinq qui lui ont été présentées entre mai et décembre 2020. Elle correspond à son basculement depuis un équilibre relatif entre juges conservateurs et libéraux à une nette majorité conservatrice après la nomination in extremis de la juge Amy Coney Barrett.

Deux affaires ont été examinées  fin mai et  fin juillet.  Dans la première, une injonction d’urgence de la Harvey Rock Church réclamait l’annulation d’un décret pris par le gouverneur de Californie réduisant l’accueil dans les lieux de culte à 25% de la capacité du bâtiment ou à un maximum de 100 personnes. Dans la seconde affaire, la South Bay United Pentecostal Church du Nevada plaidait la discrimination religieuse face au plafond de 50 personnes autorisées dans les lieux de culte, ou accueillant un public rapproché comme les salles de concert, alors qu’aucune jauge n’avait été fixée pour les casinos. Dans les deux cas, l’opinion majoritaire de la Cour a été que les États n’avaient pas violé le premier amendement. Elle fut emportée par une marge étroite de 5 à 4 : le juge en chef et conservateur John G. Roberts Jr. s’est alors joint aux juges libéraux. 

Mais une troisième affaire s’est présentée en novembre, conjointement déposée par l’archevêché de Brooklyn  et la fédération juive orthodoxe Agudath Israël et suivie par de nombreux amici curiae de cet état et d’autres états.  Le gouverneur Cuomo avait limité l’accès aux lieux de culte à un seuil fixe de 10 à 25 personnes selon les zones de super-contamination, classées rouge ou orange. La Cour Suprême donna raison aux plaignants, quand bien même la jauge d’accès en question avait été sérieusement réévaluée entre temps et qu’elle n’était pas généralisée à tout l’état. La Cour, dans sa décision per curiam, n’a pas argumenté sur la disproportion ou le caractère inadapté de la mesure ni l’absence de conciliation dans l’accessibilité au culte avec les responsables.

Elle a haussé cette affaire contestable en bataille de principe : « Même en cas de pandémie, la Constitution ne peut être mise de côté et oubliée (…) ».  Les restrictions imposées avaient « touché au cœur même de la garantie de liberté religieuse du premier amendement ». Dans son avis concordant qui suit l’opinion majoritaire, Neil M. Gorsuch renchérit : le gouvernement n’était pas libre de ne pas tenir compte du premier amendement, (même) en temps de crise. Le gouvernement de New-York, comme d’autres gouvernements d’ailleurs qui avaient fait la même chose, ne pouvait pas traiter la religion comme une question non essentielle en laissant ouverts des restaurants, des dispensaires de marijuana, des casinos… Quelques jours plus tard, la Cour demandait à la Cour de District dont dépend la Californie de revoir sa décision de juillet.  

Dans beaucoup trop d’endroits, depuis beaucoup trop longtemps, la première des libertés (était) tombée dans de sourdes oreilles 

(In far too many places, for far too long, our first freedom has fallen on deaf ears.)

Opinion du juge Gorsuch sur le cas Roman Catholic Diocese of Brooklyn v. Anedrew M. Cuomo

John G. Roberts Jr, membre conservateur pivot de la Cour dans les précédentes affaires, a rejoint les 3 juges libéraux dans une opinion dissidente cinglante. Il ne pensait pas que lui et ses collègues « abandonnaient la Constitution et la laissaient de côté en temps de crise ni (qu’ils) se mettaient à couvert quand elle était attaquée ».  Ils avaient une vision différente de la question après un examen minutieux et « leur meilleur effort pour s’acquitter de leur responsabilité en vertu de la Constitution ». Ils en retenaient que l’Etat était dans son droit constitutionnel et dans sa fonction, en réglementant les rassemblements pendant une urgence sanitaire, y compris les rassemblements religieux.

Ce cas et la décision prise illustrent la politisation de la Cour en son bloc majoritaire, malgré sa dimension constitutionnellement non politique. Ce n’est pas tant le caractère disproportionné du décret de Cuomo qui a été jugé par la Cour Suprême en novembre dernier. C’est la prévalence du premier amendement sur le reste de la Constitution, au point de délégitimer l’exercice de l’Exécutif à remplir dans le cadre d’un état de droit, ses fonctions de garant de l’ordre public, a fortiori dans une urgence sanitaire.

Ce préjugé libertaire, fruit d’une longue inflexion venue du conservatisme, survalorisant la liberté religieuse face à un Etat qui serait devenu hostile ou désinvolte dans ses propres limites, est une mauvaise nouvelle. Il transforme la liberté religieuse en arme idéologique, sur le fondement d’une discrimination a priori de la liberté des croyants parce qu’ils seraient des croyants. Et cette perception biaisée dévalorise désormais une lecture équilibrée des droits et libertés et de leurs limites, autorisées par la Constitution et nécessaires à l’ordre public.

Aix en Provence, le 25 février 2021