Amérique du Nord États-Unis Géographie

Recensement aux USA : les mauvais comptes de la pandémie

Par François-Michel Le Tourneau, géographe, directeur de recherche CNRS à l’UMI iGLOBES.

Les États-Unis ne disposent pas d’un registre d’État-civil national. Ce sont donc les données du recensement décennal qui sont utilisées pour établir les répartitions entre les différents territoires, que ce soit au niveau politique ou au niveau budgétaire. Mais l’édition 2020 doit affronter à la fois des influences politiques et la pandémie. Les effets risquent d’être importants et ils se feront sentir pour les dix années à venir.

Icône officielle du recensement 2020

Un outil capital

La Constitution des États-Unis stipule qu’un recensement doit être réalisé tous les dix ans, et que la répartition des sièges de la chambre des représentants (le nombre total a été définitivement fixé à 435 en 1911) est modifiée en fonction de ses résultats. Le recensement décennal est donc bien plus qu’un exercice administratif. Il a des conséquences fortes sur les équilibres politiques nationaux à moyen et long terme. A titre d’exemple, la Californie avait deux représentants en 1849, 20 dans les années 1930 et 53 aujourd’hui…

Le recensement est également utilisé pour le redécoupage des districts qui servent pour l’élection des représentants nationaux et locaux. Normalement réalisées par des commissions bipartisanes, ces opérations de redécoupage (gerrymandering) sont toujours extrêmement polémiques. Des spécialistes de la statistiques issus de chacun des partis étudient de très près les données censitaires afin de produire des circonscriptions favorables pour leur camp, par exemple en créant des districts à forte majorité noire (le recensement enregistrant aussi la couleur de peau et l’origine ethnique) pour les Démocrates ou essentiellement ruraux pour les Républicain.

Présentation officielle du recensement par le US department of commerce auquel le Bureau of Census est rattaché

Mais l’absence de registre d’État civil fait que le recensement est aussi largement utilisé pour la mise en œuvre des politiques publiques. Les ressources pour les services de secours, la police, les pompiers, les infrastructures médicales, les écoles, le fameux programme Medicaid, l’assistance alimentaire aux familles et même les programmes de construction des routes fédérales dépendent plus ou moins directement du « Census ». En 2017, une étude indiquait avoir recensé 132 programmes distribuant plus de 675 milliards de dollars chaque année basés sur le recensement. Pour 2020, certains commentateurs chiffrent le total en jeu à plus d’un trilliard et demi de dollars annuels. Pour certains des programmes concernés et du fait de l’intervalle important entre les recensements, les allocations sont révisées sur la base d’estimations annuelles de la population. Mais ces estimations sont basées sur des projections à partir des taux de natalité, de mortalité et des données générales… principalement issues du recensement décennal.

L’enjeu du recensement est donc crucial pour les États fédérés mais aussi pour les villes et les comtés, qui dépendent de ces ressources pour répondre aux attentes et aux besoins de leur population. Détail qui compte et rappel que les USA sont une nation d’immigrants, le recensement (et le nombre de représentants, et toutes les politiques qui en dérivent) compte toutes les personnes présentes sur le territoire et non seulement les citoyens.

Une édition 2020 malmenée

Plusieurs facteurs ont contribué à rendre l’édition 2020 particulièrement difficile. En premier lieu, si la tradition veut que le recensement compte toutes les personnes présentes aux États-Unis (y compris votre serviteur) indépendamment de leur statut, l’administration Trump a cherché à en faire un des instruments de sa ligne dure contre l’immigration. Sous prétexte de mieux mesurer l’immigration illégale, elle voulait faire ajouter une question demandant si le répondant était citoyen américain ou non. Cette nouveauté a été largement dénoncée comme discriminatoire : les immigrés en situation irrégulière risquaient de ne pas répondre au recensement de peur qu’il ne serve, in fine, à les localiser et à les expulser (même si les réponses au recensement sont en principe anonymes). En août 2019 des juges fédéraux ont cependant interdit à l’administration d’insérer la question, qui n’apparaît donc pas dans le questionnaire 2020. Le débat auquel elle a donné lieu a toutefois pu être dissuasif en lui-même (et on note que la vidéo du Bureau of Census insérée en début de ce billet prend soin de préciser que les agences fédérales ne peuvent utiliser les données des questionnaires pour identifier des personnes…).

La pandémie n’a pas facilité les opérations de recensement loin de là (image provenant du site census2020.org)

Or, qu’ils soient en situation légale ou non, les immigrés participent aux besoins des territoires en termes d’hôpitaux, de police, de services sociaux ou scolaires et, comme on l’a dit, ils sont en principe pris en compte dans la répartition des sièges à la Chambre et dans celle des ressources… Et c’était bien là que résidait d’autres intentions du gouvernement actuel. D’abord priver les municipalités et les États dans lesquels se trouve une forte population en situation irrégulière, qui sont par coïncidence souvent démocrates, des ressources fédérales… Une sorte de réponse à la mise en place des sanctuary cities, ces zones dans lesquelles les polices locales ne collaborent pas avec les agences fédérales de lutte contre l’immigration illégale. Ensuite, éviter de renforcer ou stabiliser le poids à la chambre de certains Etats dans lesquels les immigrés sont particulièrement nombreux, par exemple l’insupportable Californie démocrate.

Le second coup porté au recensement a bien évidemment été la pandémie de Covid-19. Le recensement s’effectue selon plusieurs modalités : réponse en ligne, via des call-centers, par courrier, mais aussi via du porte-à-porte. Ce dernier est particulièrement important pour la prise en compte des populations marginales (sans domicile fixes, quartiers populaires mal desservis, zones rurales isolées, réserves amérindiennes…) car ce sont celles qui ont le moins la possibilité d’utiliser les autres outils, soit du fait de la fracture numérique, soit tout simplement parce qu’elles n’ont pas accès à l’information sur le recensement, soit, enfin, parce qu’elles ne parlent pas ou mal anglais (la version en ligne du recensement propose néanmoins 13 langues pour la réponse, comprenant le chinois, le créole haïtien, le polonais ou le tagalog). Les opérations de collecte directes ont été limitées du fait des confinements ou des restrictions mises en place dans différents états.

L’administration responsable du recensement, le Bureau of Census, espérait compenser ces difficultés par un allongement de son délai. Mais l’administration Trump est une fois de plus intervenue pour, au contraire, réduire celui-ci. Malgré des recours et des jugements de première instance en faveur de la prolongation du délai, la Cour Suprême a jugé le 13 octobre 2020 que l’administration dans son droit à ce sujet. Au lieu du 31 octobre, le compte sera donc suspendu au 15 (heure de Hawaï).

Pourquoi cette obsession de raccourcir le délai ? Alors que tout le monde s’attend à ce que le recensement soit moins exhaustif que les éditions précédentes, le gouvernement veut avoir assez de temps pour en approuver les résultats avant le passage éventuel à une administration démocrate. Ce parce que, comme on l’a compris, les biais qu’un recensement incomplet risque de représenter avantagent les Républicains

Des conséquences importantes

Les difficultés du recensement vont avoir des conséquences en cascade. Prenons par exemple le cas des villes universitaires, dont une partie importante de la population est composée par des étudiants résidant sur les campus (ou dans les résidences universitaires privées et les fraternity houses qui les entourent). Nombre d’entre eux sont repartis chez leurs parents au printemps 2020 du fait des confinements et du passage à l’enseignement à distance. La recommandation du recensement est qu’ils déclarent « leur lieu de résidence habituel », mais celui-ci risque de ne pas être clair à leurs propres yeux, puisqu’ils ne savent pas s’ils auront à nouveau cours en présentiel, ni quand, ni si la crise économique leur permettra de continuer leur formation universitaire. En conséquence, de nombreuses college towns pourraient voir leur population officielle diminuer de beaucoup, et, de ce fait, les ressources qui leur sont allouées baisser drastiquement, ce alors que d’ici une année ou deux les effectifs des campus reviendront à la normale…

2020 Census | Congressman Garret Graves
A quoi sert le recensement ? Ce pamphlet est fait pour pousser les citoyens à se déclarer pendant le recensement.

D’autres conséquences concernent, on l’aura compris, la répartition des sièges à la Chambre mais aussi le découpage des districts. De ce point de vue, le profil des populations qui seront sous-évaluées fait que la situation actuelle avantage le parti républicain, qui ne souhaite pas se priver de cette carte pour maintenir notamment la surreprésentation du monde rural, ou, plus généralement et pour aller vite, créer une surreprésentation du vote blanc conservateur par rapport au vote latino progressiste (voir sur ce billet sur les changements démographiques et leurs implications électorales).

Enfin, un recensement de mauvaise qualité aura des conséquences sur la recherche et sur l’image que les États-Unis se font d’eux-mêmes. Démographes, géographes et responsables politiques dépendent de ces informations et de l’interprétation qu’ils en font pour analyser les dynamiques qui parcourent le pays. Certes les recensements ne sont jamais des instruments parfaits, mais une imprécision de 1% sur le résultat final représenterait tout de même de l’ordre de 3,3 millions de personnes qui ne seraient pas prises en compte, ce qui est loin d’être négligeable, et encore moins quand celles-ci sont concentrées dans certaines régions ou villes. Par ailleurs, ces mêmes 3,3 millions de personnes peuvent représenter une proportion beaucoup plus expressive d’une catégorie particulière (les SDF, les latinos irréguliers, les Amérindiens), dont la croissance pourrait du coup passer inaperçue.

La pandémie et les calculs à court termes de l’administration républicaine risquent donc de coûter cher, non seulement à des villes ou des États démocrates, mais aussi aux États-Unis dans leur ensemble.

Tucson, le 15 octobre 2020

François-Michel Le Tourneau est géographe, directeur de recherche au CNRS affecté à l’UMI iGLOBES.