Dans un court spot publicitaire « How to Vote by Mail » publié le 4 mars par le Board of Elections du Comté de Cuyahoga, où se trouve la ville de Cleveland (Ohio), un homme profite de la pause déjeuner pour interroger une amie quant à ses intentions de voter en personne pour la « grande élection ». En moins d’une minute et quarante secondes, il égraine les avantages et déboulonne les quelques mythes populaires autour du vote par correspondance, dont il est lui-même adepte depuis longtemps. Le visage de celle qui était a priori peu encline à voter et visiblement très mal informée s’illumine (un peu) : ce sera donc par voie postale qu’elle et son mari voteront à la prochaine élection.
Si la musique d’ascenseur et l’allure décontractée de cet électeur « en absence » (absentee voter) peuvent quelque peu surprendre au regard de l’ampleur de la crise sanitaire actuelle et des casse-têtes infinis qu’elle a engendrés sur le maintien, le report ou l’annulation d’élections, c’est parce que le clip a en réalité été réalisé cinq ans plus tôt, en mars 2015.
Déterré depuis, il figure à nouveau sur le site officiel du Board of Elections du comté, qui en a publié cinq autres au cours de ce dernier mois. Où et comment faire sa demande, impression du bulletin de vote, suivi en ligne de son envoi — ces courtes capsules explicatives viennent pallier dans l’urgence, et en pleines primaires démocrates, le flou qui entoure cette procédure. Pandémie oblige, cette manière de voter est en effet apparue comme l’ultime recours permettant aux citoyens de ne pas à avoir à choisir, pour reprendre les termes du gouverneur de l’État Mike DeWine, « entre leur santé et leurs droits constitutionnels ».
Spécificité du système électoral états-unien (qui ne permet en revanche pas de vote par procuration comme en France), le vote par correspondance est en légère mais constante progression au cours de ces dernières décennies. L’organisation des élections étant réservée aux États, ses modalités ne sont pas les mêmes partout dans le pays. L’Ohio fait partie des vingt-neuf États où il est autorisé sans que l’électeur doive justifier de son incapacité de se déplacer dans un bureau de vote. Il n’est toutefois pas proposé automatiquement (comme cela est le cas dans cinq États, où un bulletin de vote par correspondance est systématiquement envoyés à tous les inscrits sur les listes électorales), et doit faire l’objet d’une demande au préalable.
Après un bras de fer de dernière minute inédit entre l’exécutif et la cour suprême de l’État sur le maintien ou le report du vote en présentiel pour la primaire — Election Day était en Ohio initialement fixé au 17 mars 2020 —, les électeurs ont finalement eu jusqu’au 28 avril pour déposer leur bulletin directement dans les boites aux lettres de leur Board of Elections ou jusqu’au 27 pour l’envoyer par voie postale, cachet d’un service postal national au bord du gouffre faisant foi.
Ce soir-là, présentant les premiers chiffres de participation à ce qui était de toute évidence un moment électoral historique, le Secrétaire d’État de l’Ohio, Frank LaRose, fanfaronnait déjà : « En l’espace de quelques semaines, nous avons réussi à faire ce que d’autres États ont fait en quelques années — transformer notre État en un État capable de voter entièrement par correspondance. »
Compte tenu de l’infrastructure électorale déjà existante en Ohio comme dans d’autres États, ces propos peuvent être clairement relativisés. Cette « transformation » dans l’urgence n’a par ailleurs été que partielle, puisque les démarches — demande en ligne, réception au domicile du bulletin, renvoi de celui-ci — n’ont pas été simplifiées pour autant ; en raison notamment d’importants retards dans l’envoi et la réception des bulletins, ce sont d’après les chiffres du Secrétaire d’État près de 26% des demandes, soit plus de 500 000 sur les deux millions reçues, qui n’ont pu au bout du compte se traduire en votes effectifs.
Cette extension du vote par correspondance a entraîné de surprenantes divergences de positionnement entre le gouverneur de l’État, républicain, et le chef de son propre parti siégeant à la Maison Blanche, Donald Trump. N’ayant (une fois de plus) pas pu résister à la tentation de la récupération politique, ce dernier a violemment fustigé le processus (bien qu’il y ait lui-même recours pour voter en Floride), avant de l’associer, dans de graves accusations, à des tentatives de manigances électorales de la part du parti démocrate : « Les Républicains doivent à tout prix se battre contre le vote par correspondance. Les Démocrates le réclament. Potentiel énorme de fraude, et pour une raison ou pour une autre, ça réussit pas trop aux Républicains ».
Si la pandémie n’a fait qu’accentuer les nombreuses fractures sociales et économiques déjà présentes dans nos sociétés, en voilà une, au sein du Parti républicain états-unien, que l’on n’avait pas vue venir.
« Trumpland » par excellence — c’est d’ailleurs à Cleveland, lors de la convention républicaine de juillet 2016, que le couple Trump-Pence fut intronisé à la tête du parti républicain —, l’État a soudain pris en contexte de pandémie internationale des airs de contestation anti-Trump.
Le gouverneur républicain DeWine, déjà remarqué après sa décision étonnamment précoce d’annuler les deux rassemblements de campagnes des candidats démocrates Biden et Sanders, qui avaient tous deux prévu de se rendre à Cleveland le 10 mars en amont des primaires, a été l’un des premiers gouverneurs du pays à ordonner la fermeture des bureaux de vote et plaider pour un report de celui-ci. D’autres dispositifs mis en place pour endiguer la pandémie, aux antipodes de celles du président, ont donné lieu à des manifestations inédites à Columbus, la capitale de l’État. Des manifestants anticonfinement se sont rassemblés non pas pour contester un exécutif démocrate comme cela était le cas dans l’État voisin du Michigan, mais contre un gouverneur républicain qui a pourtant été soutenu par Trump en personne en 2018 lors de sa propre campagne électorale.
Le cas de l’Ohio et du leadership de DeWine, notamment autour de la question du vote par correspondance, étonnent et interrogent. Exception à échelle nationale, distanciation passagère ? Ou bien tendance de fond ?
S’il est encore trop tôt pour évaluer ce que la Covid-19 aura bousculé au sein du parti républicain et, plus largement, du paysage politique aux États-Unis, les derniers développements en Ohio ne sont toutefois pas très encourageants. Dans cet État notoire pour ses pratiques de charcutage électoral et de purges des listes électorales, et après l’expérience chaotique des primaires, le vote par correspondance devient inévitablement l’enjeu de nouveaux rapports de force entre Démocrates et Républicains. En amont des présidentielles de novembre, ces derniers viennent de déposer à la législature d’État, majoritairement républicaine, un projet de loi sur l’éventuelle conduite d’élections exclusivement par correspondance en cas de nouvelle urgence sanitaire. Proposant un certain nombre de recommandations (délais d’envoi des bulletins de vote, financement de la réorganisation), il est vivement critiqué par des élus démocrates et associations civiles qui anticipent des effets défavorables sur les taux de participation et la conduite d’élections justes. Ils condamnent notamment ce qu’ils entrevoient, dans la lignée d’initiatives républicaines précédentes, comme étant une tentative de la part du Parti de décourager un électorat plus pauvre, et démocrate, à participer aux élections si elles devaient à nouveau se tenir par voie postale selon les modalités actuellement proposées.
En fin de compte, la question de la fraude, bien que souvent posée lorsqu’il s’agit de vote par correspondance, n’est pas vraiment pertinente et occulte des enjeux plus souterrains. De plus, comme le cas de l’Ohio le démontre, et à rebours des accusations du président, les républicains ont très bien su se saisir des nouvelles contraintes sanitaires pour garder la main mise sur des modalités d’accès au vote servant leurs propres intérêts électoraux. Après bien des revirements inattendus engendrés par la COVID-19, il semblerait que le « monde d’après », dans cet État du Midwest, ne sera au final pas si différent de l’ancien.
Cleveland (Ohio), le 3 juin 2020
Marion Marchet est doctorante en civilisation nord-américaine au sein du laboratoire Histoire et dynamique des espaces anglophones (HDEA) de Sorbonne Université. Elle est actuellement doctorante Fulbright invitée au College of Urban Affairs de la Cleveland State University. Elle a obtenu le Prix IdA-Fulbright 2019
Une réponse sur « Voter par correspondance à l’heure de la Covid-19 : le cas de l’Ohio »
[…] Marion Marchet, lauréate Fulbright en 2019, a également reçu le prix Institut des Amériques – Fulbright cette année-là. Elle a contribué au blog Covidam de l’Institut des Amériques avec un article intitulé : Voter par correspondance à l’heure de la Covid-19 : le cas de l’Ohio. […]