Depuis le début de l’année 2021, l’augmentation brutale du nombre de victimes et de variants du virus ont mis le Brésil au cœur de la pandémie de Covid-19. Malgré et à cause de cela, des initiatives d’auto-organisation de la société civile s’intensifient depuis 2020, notamment des initiatives féminines dans le domaine de l’alimentation et de l’agriculture. Ces initiatives montrent des formes de résilience face à la crise actuelle en apportant des réponses à des besoins immédiats. Au sens fort, cette résilience renvoie aussi à une capacité créative de transformation sociale à l’échelle locale, dans une société brésilienne profondément altérée. Cette situation est inséparable de la position du Président Bolsonaro, qui continue d’affirmer le peu d’importance de la Covid-19, la nécessité de préserver les intérêts des entreprises et la circulation des personnes, et de la polarisation politique qui ravage le pays. Le niveau du gouvernement fédéral et celui des initiatives locales doivent donc être saisis ensemble.
Le modèle de politiques de santé et d’assistance sociale, pionnier au Brésil dans les années 1980 et 2000, est aujourd’hui remis en question. En avril 2020, une aide d’urgence a été arrachée au gouvernement, qui a bénéficié à quelques 66 millions de personnes. Elle a ensuite été interrompue au premier trimestre 2021 et n’a repris depuis qu’avec une couverture et des montants réduits (entre 150 et 375 BRL / mois, contre 600 à 1200 BRL en 2020, à comparer avec le salaire minimum légal de 1100 BRL / mois). Par ailleurs, l’aide d’urgence n’a pas empêché l’augmentation des inégalités d’accès au système de soins et l’accroissement de la charge de travail de care réalisé principalement par les femmes. Une enquête a montré que, comme résultat de l’isolement social, ce travail a augmenté pour 50 % des femmes et 62 % dans le cas des femmes vivant en milieu rural (Bianconi et al., 2020). Dans le secteur clé de l’agriculture familiale, le projet de loi 735/2020, porté par une coalition de la société civile et soutenu par une majorité au Congrès, a proposé de coupler soutien à la production agricole et sécurité alimentaire. Hélas, il est bloqué par le Président Bolsonaro depuis août 2020.
Dans ce contexte, la recherche « Vulnérabilité et résilience des agricultrices agroécologiques face à la pandémie de Covid », que nous avons menée entre juin et décembre 2020, a visé à documenter et accompagner les réponses à la pandémie d’agricultrices engagées dans des collectifs locaux d’agroécologie dans les régions du Vale do Ribeira (état de São Paulo) et de la Zona da Mata (état de Minas Gerais). Ces collectifs sont des groupes, réseaux, associations ou coopératives d’agroécologie, féminins ou mixtes, en général antérieurs à la pandémie. Ils font partie d’un ensemble d’initiatives de la société civile, souvent peu visibles, mais qui jouent un rôle clé pour réorganiser la (sur)vie quotidienne dans le contexte actuel.
Cette recherche a été coordonnée par l’IRD – Institut de Recherche pour le Développement (France), en partenariat avec la SOF – Sempreviva Organização Feminista dans le Vale do Ribeira et le CTA-ZM – Centre de Technologie Alternativa de la Zona da Mata et l’Université Fédérale de Viçosa. Le collectif de recherche ainsi constitué a réuni universitaires et militantes féministes impliquées dans des ONG qui accompagnent les collectifs locaux d’agroécologie depuis de nombreuses années. Ce dispositif a permis de suivre au plus près leurs actions et de réaliser des entretiens approfondis, la plupart par téléphone, auprès de 52 agricultrices de ces deux régions. Ces entretiens ont porté sur la manière dont la pandémie a transformé la vie des agricultrices et de leurs familles dans les domaines de la santé, économique et agricole, en prêtant une attention particulière au rôle des femmes. Les connaissances produites servent à la fois à nourrir la réflexion et les actions locales et à accroitre la visibilité de ces initiatives dans la société civile, dans l’Académie et auprès des pouvoirs publics.
Nos résultats, publiés en portugais dans l’ouvrage collectif en libre accès Um meio tempo preparando outro tempo: cuidados, produção de alimentos e organização de mulheres agroecológicas na pandemia, et mis en scène dans la vidéo traduite en français (Les cultures des femmes. L’agroécologie face à la pandémie au Brésil, voir plus haut), font ressortir trois points principaux.
Une charge de travail accrue
Premièrement, le travail de care des agricultrices a considérablement augmenté durant la pandémie, sous le triple effet de la réorganisation du système de santé, de la fermeture des écoles et de la perte d’emploi ou d’activités rémunérées de membres de la famille. Au premier semestre 2020, les visites d’équipe médicales ont été interrompues dans de nombreuses communautés rurales. Bien que l’incidence de la Covid-19 ait été initialement assez faible dans les deux régions étudiées, les maladies chroniques (diabète, hypertension, dépressions, aggravées par la pandémie), infectieuses et les accidents ont continué. Elles ont dû être soignées grâce aux compétences locales, aux remèdes traditionnels et aux réseaux d’entraide féminins, montrant toute l’importance du care dans une approche élargie de santé publique.
La fermeture des écoles, durant toute l’année 2020, et la perte de travail de membres de la famille a signifié la présence d’un plus grand nombre de personnes toute la journée à la maison et l’augmentation du travail domestique, en particulier la préparation des repas. L’école à la maison a été considérée comme une responsabilité principalement des mères de famille, qui ont souvent un niveau de scolarité moindre que leurs enfants, pesant sur leur organisation quotidienne et sur leur charge mentale.
Un modèle résilient
Deuxièmement, le modèle d’agroécologie pratiqué par ces agricultrices, au sein de réseaux féminins ou de coopératives mixtes, s’est révélé plus résilient vis-à-vis du choc économique de la pandémie que le modèle conventionnel pratiqué dans des exploitations agricoles de même taille. Ces dernières ont été confrontées à la hausse des prix des intrants agricoles et à des difficultés d’écoulement (marchés fermés, baisse voire arrêt de marchés publics comme l’alimentation scolaire) menant à des pertes de revenus dans plus de la moitié des cas (Secretaria de Agricultura Familiar e Abastecimento do Estado de São Paulo, 2020).
Le modèle agroécologique a protégé les agricultrices et les agriculteurs grâce à un degré élevé d’autonomie productive (production et échange local de semences, fertilisation et traitement des plantes intégrés aux cycles culturaux) et financière. L’insertion dans des réseaux d’achat de l’économie solidaire et liés à des mouvements sociaux, qui ont mené des campagnes de solidarité alimentaire dans les périphéries urbaines, a surcompensé les difficultés d’écoulement. Les ventes de ces collectifs ont typiquement été multipliées par 2 ou 3, démontrant la solidité des marchés encastrés dans des relations de solidarité. Les relations de soutien politique entre ces collectifs, des ONG et des pouvoirs publics locaux ont de plus permis de nombreuses initiatives d’achat des produits agricoles pour la distribution de tickets ou de paniers alimentaires à des populations vulnérables.
Une redéfinition des rôles de genre
Troisièmement, les femmes ont joué un rôle prépondérant dans ces initiatives, en raison de leur assignation sociale à une agriculture vivrière hautement diversifiée. Cette assignation résulte des rôles de genre, qui attribuent aux femmes le travail essentiellement non rémunéré de reproduction sociale et aux hommes, la génération de revenus par l’insertion dans la production de type capitaliste, que ce soit par la spécialisation agricole tournée vers le marché ou par l’emploi non agricole. La production agricole féminine, dans les potagers, les vergers et les champs et l’élevage de petits animaux à proximité des maisons, se sont avérés cruciaux à la fois pour assurer la sécurité alimentaire au niveau familial et communautaire et comme offre de produits répondant aux nécessités des consommateurs urbains.
Par exemple, le Réseau Agroécologique de Femmes Agricultrices de Barra do Turvo, dans le Vale do Ribeira, commercialise environ 250 produits différents (aliments, aliments transformés, plantes médicinales, semis, artisanat, viande et produits laitiers) qui sont commandés par des consommateurs de la périphérie de São Paulo à prix « équitables », grâce à l’effort logistique déployé par les deux parties de manière bénévole. Nos entretiens auprès de 17 agricultrices de ce réseau ont montré qu’entre mars et novembre 2020, elles ont augmenté leurs plantations dans les potagers et les champs de +150 et de +160% en moyenne et qu’elles ont été à la tête de cette production et de la commercialisation. L’assignation des femmes à l’espace domestique et aux cultures vivrières diversifiées est revalorisée par elles-mêmes et par les consommateurs pour son rôle essentiel dans la reproduction de la vie.
Ce résultat est remarquable non seulement dans le contexte de la pandémie, mais aussi au vu des relations de type patriarcal dans les zones rurales, où l’autonomie de décision des femmes sur leur propre travail est extrêmement limitée. La pandémie a agi comme un accélérateur de l’autonomie économique et personnelle de ces femmes, dans la mesure où celle-ci a révélé l’importance vitale de leur production, mise en valeur par l’organisation collective. Ce gain d’autonomie se fait certes au prix d’un surcroit de travail des femmes, face à une division sexuelle du travail qui montre, une fois de plus, sa grande inertie. Il ne renverse pas non plus la domination de l’industrie agro-alimentaire, soutenue de manière indéfectible par l’actuel gouvernement. Mais il contribue, depuis le niveau local, à une résilience fondée sur le pouvoir d’agir des agricultrices et de leurs alliés ou alliées dans des ONG et les mouvements sociaux. Réponses pratiques et transformation sociale depuis l’échelle locale sont indissociablement liées dans des processus d’organisation collective qui défendent la vie depuis des espaces de production essentiels.
Isabelle Hillenkamp, socioéconomiste, chargée de recherche IRD-CESSMA. Par des partenariats dans l’Académie et la société civile au Brésil et en Bolivie, elle produit des connaissances sur l’économie solidaire et l’agroécologie dans une perspective de genre, visant à renforcer les initiatives locales et à construire une théorie critique globale.
Natália Lobo, agroécologue, membre de l’équipe technique de l’ONG brésilienne SOF, Sempreviva Organização Feminista. Elle accompagne un réseau d’agricultrices agroécologiques dans le Vale do Ribeira, au sud-est du Brésil. Elle développe des recherches dans le domaine de l’agroécologie, de l’économie féministe et de l’économie verte.
Liliam Telles, ingénieure forestière, Master en extension rurale de l’Université fédérale de Viçosa/MG, collaboratrice de l’ONG brésilienne CTA-ZM, Centro de Tecnologias Alternativas da Zona da Mata. Elle développe des recherches dans le domaine de l’agroécologie, de l’économie féministe et des études de genre, et fait partie de la coordination du Groupe de Travail des Femmes de l’Articulation Nationale d’Agroécologie du Brésil.
Références
- Bianconi Giulliana, Leão Natália, Ferrari Marília, Zelic Helena, Santos Thandara et Moreno Renata (2020), Sem Parar. O trabalho e a vida das mulheres na pandemia, São Paulo, Gênero e Número, Sempreviva Organização Feminista,52 p.
- Nobre Miriam (dir.) (2021), Um meio tempo preparando outro tempo: cuidados, produção de alimentos e organização de mulheres agroecológicas na pandemia, São Paulo, SOF Sempreviva Organização Feminista.
- Secretaria de Agricultura e Abastecimento do Estado de São Paulo (2020), Nota técnica. Sondagem sobre os impactos da pandemia da COVID-19 nos agricultores familiares do Estado de São Paulo, São Paulo, Secretaria de Agricultura e Abastecimento.