Traduction : Stéphanie Nasuti
Pour les peuples amérindiens et noirs-marrons[1] du Brésil contemporain, les processus de colonisation constituent l’élément fondateur d’une dystopie qui se manifeste depuis lors par toute une série d’atteintes à leurs vies et leurs espaces de vie. Mais la volonté de vivre donne, à l’opposé, lieu à un mouvement transformateur qui s’exprime en premier chef au sein des territoires traditionnels, archipels politiques[2] qui s’affirment en opposition au capital et aux États nationaux. Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, ce sont ces mouvements de ré-existences que le Laboratoire Matula cherche à valoriser, en mettant l’accent sur les contre-discours des peuples traditionnels et habitants des périphéries urbaines, en contrepoint aux statistiques officielles qui sous-notifient délibérément les infections et décès des populations les plus vulnérables. Notre collectif est composé de maîtres de conférences, étudiants de master et doctorat, ainsi que de représentants issus de communautés amérindiennes et quilombolas.
Politiques publiques et génocide
La Covid-19 a atteint ces communautés dans un contexte où le gouvernement fédéral cherche ouvertement à rogner les droits conquis par ces collectifs et assume un projet politique visant à les absorber dans la société nationale au mépris du multiculturalisme ancré dans la Constitution de 1988. Déjà attaqués par l’extraction illégale de l’or, du bois et la spéculation foncière, les territoires traditionnels font face au démantèlement des politiques publiques du Système Unique de Santé (SUS)[3] par le gouvernement fédéral, qui méprise les informations scientifiques attestant de la gravité de la Covid-19 et empêche la création d’actions de prévention de la maladie ou de promotion de la santé. Ce gouvernement ne met pas non plus à profit le potentiel du programme de Soins de Santé Primaires[4] pour faire face à la prolifération de la maladie au sein de la population brésilienne. Ce scénario critique met en lumière le manque total d’assistance de la part de l’État envers les travailleurs et les groupes les plus vulnérables, ce que certains qualifient de « nécropolitique ». Sur ce point, le gouvernement a clairement affirmé sa position vis-à-vis des populations amérindiennes, quilombolas et traditionnelles en opposant son veto à 22 articles du projet de loi 1142/2020, qui prévoyait la création d’un plan d’urgence pour enrayer la Covid-19 au sein de ces communautés.
Parmi ces groupes, l’arrivée de la Covid-19 a également ravivé la mémoire des épidémies coloniales[5]. La mort de grands leaders communautaires, gardiens et gardiennes des savoirs et traditions, est l’une des conséquences les plus dévastatrices pour les amérindiens et quilombolas. A l’autre bout du spectre des générations, la disparition des corps des bébés Yanomami, supposément contaminés par la Covid-19, illustre un autre aspect de la violence médicale à l’encontre des peuples traditionnels du Brésil, desservis de façon extrêmement précaires par les services publics de santé et par ailleurs déjà affaiblis par la présence d’autres maladies, telles que la pneumonie, la tuberculose et le paludisme.
Ainsi, la pandémie de Covid-19 met en exergue un des aspects les plus violents du Brésil : les inégalités sociales et la négligence envers les vies amérindiennes, quilombolas, traditionnelles, noires et périphériques. Pour mieux rendre compte de la dynamique de la maladie dans les territoires, les principales organisations de représentations des populations amérindiennes et quilombolas, l’APIB et la CONAQ[6], ont mis en place deux observatoires indépendants (plateforme de suivi de la Covid-19 auprès des peuples amérindiens et auprès des populations quilombolas), en partenariat avec l’ONG ISA. Selon leurs données, 38338 cas sont confirmés parmi les amérindiens, pour 474 décès (31/10/2020) et parmi les quilombolas, 4604 cas confirmés pour 167 décès (17/10/2020) -mettant ainsi en lumière la vulnérabilité accrue des quilombolas au sein de la population brésilienne.
Il faut bien souligner que cette “crise” n’est pas une fatalité comme l’affirment les technocrates brésiliens. Au contraire, elle révèle un projet génocidaire qui procède, d’une part, de la paralysation des droits historiquement conquis par ces collectifs et, d’autre part, de la négation des conditions d’accès aux soins primaires.
Autogestion
Pour faire face, ces collectifs mettent en place des processus internes de contrôle de la pandémie. L’exemple le plus emblématique est certainement celui de l’ethnie Kuikuro (état du Mato Grosso) qui a réussi à réunir des fonds pour embaucher un médecin, improviser un hôpital de campagne et une maison d’isolement. Dans la majorité des communautés, les mesures sont moins spectaculaires, mais révèlent une capacité d’autogestion et une prise de conscience précoce de la gravité de la situation pour ces territoires. Ana Mumbuca, du quilombo Mumbuca (Tocantins), raconte que dès « le 17 mars, jour de la première mort au Brésil, la communauté s’est réunie en Assemblée extraordinaire, et a publié son propre décret de fermeture du quilombo aux visites touristiques, pour une durée indéterminée ». Entre autres mesures, à Mumbuca comme ailleurs : auto-isolement collectif dans les communautés, barrières à l’entrée des territoires, distribution de nourriture, vente à distance de la production locale, traduction des informations sur la Covid-19 dans les langues autochtones ou encore utilisation des médecines traditionnelles. « Et donc la vie continue, nous avons renforcé les cultures, beaucoup de familles sont revenues des villes, d’autres s’isolent en restant aux champs. »[7]
Ces actions s’accompagnent d’une stratégie de dénonciation du gouvernement fédéral par des organisations locales et nationales. Par exemple, le 06 octobre 2020, l’APIB a ouvert une action auprès de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), accusant le gouvernement fédéral d’être le principal vecteur de diffusion de la Covid-19 parmi les populations amérindiennes, par omission de soins et par l’encouragement direct d’actions aux répercussions néfastes pour ces territoires.
Les collectifs en question revendiquent également que les sciences indigènes, historiquement méprisées, soient prises en compte au même titre que les autres épistémologies pour faire face aux défis mondiaux tels que cette pandémie ou le changement climatique. Un des apports des sciences indigènes tient aux relations de convivialité qu’elles soutiennent entre êtres visibles et invisibles, humains et non humains, et qui s’expriment par des modes propres de gestion de la forêt, des récoltes, de la chasse et de la pêche. Dans ces visions du monde, les relations réciproques de soin et de solidarité entre les espèces sont essentielles. Si elles ne sont pas entretenues, des maladies ou des pénuries alimentaires peuvent apparaître comme actes de légitime défense. Pour certains peuples, la Covid-19 illustre cette situation d’abus par les humains : l’anthropologue Jósimo Puyanawa rapporte que, pour les anciens de son peuple, la pandémie est une manifestation des « âmes-serpents venimeux » invisibles qui se sont éparpillées à travers le monde.
Imaginer l’avenir
Les peuples amérindiens, quilombolas, et toutes les communautés périphériques nous guident face à l’urgence de nous émanciper du discours génocidaire et du contrôle autoritaire et sélectif sur les personnes pour, à terme, à imaginer un avenir mieux disposé envers les épistémologies amérindiennes, des peuples noirs et des périphéries, ouvert à l’idée d’une vie fortifiée par des réseaux collectifs de soins.
Brasilia, le 3 Novembre 2020
Laboratoire Matula : Aisha – A. L. Diéne, Bárbara do Nascimento Dias, Braulina Aurora, Carlos Alexandre Barboza Plínio dos Santos, Cristiane de Assis Portela, Iury da Costa Felipe, Jéssica Zaramella, Jheniffer Benedito de Oliveira Pêgo, Joaquim Pedro Vasconcelos, Maria Gabriela Pinheiro, Mariana Pereira da Silva, Maryelle Ferreira, Rosânia do Nascimento, Sílvia Guimarães, Stéphanie Nasuti, Valdelice Veron, Welitânia Oliveira Rocha, Yazmin Safatle.
Notre objectif est de comprendre comment s’appréhende la maladie au sein des territoires périphériques. Nous analysons les perceptions de la maladie, mais aussi des services et politiques de santé, partant du principe que la maladie est à la fois moteur et manifestation d’une souffrance sociale. Nous observons également comment les réseaux de soins produisent des stratégies de résistance. Au-delà des expériences locales, la collecte des récits nous permet de saisir quelles données épidémiologiques sont significatives aux yeux de ces populations et comment elles les organisent. Les récits collectés par le Laboratoire Matula peuvent être lus en portugais sur notre Instagram: https://www.instagram.com/laboratoriomatula.
[1] Appelés “quilombolas” em portugais brésilien.
[2] Selon la formule de Gladyz Tzul Tzul, Archipiélagos y Voluntad de Vida. 17 de abril de 2020. TEOR/éTica DOCUMENTOS Buchaca Generosa – Ed.02
[3] Sistema Único de Saúde (SUS) est le système de santé publique brésilien créé par la Constitution de 1988.
[4] Atenção Básica à Saúde (ABS), également appelé «attention primaire » : il s’agit du service de base offert par le système de santé publique pour la population du Brésil. Il consiste en une première analyse du cas et le ciblage des services appropriés.
[5] Pour un développement sur cet aspect, voir : DIAS, Barbara do Nascimento; GUIMARÃES, Sílvia. Povos indígenas no Brasil e a pandemia da COVID-19, In: DUARTE, Aldira Guimarães; AVILA, Carlos F. Dominguez (Orgs) A COVID-19 no Brasil: ciência, inovação tecnológica e políticas públicas. Curitiba: Editora CRV, 2020, p. 257-270
[6] APIB: Articulação dos Povos Indígenas do Brasil (APIB); CONAQ: Coordenação Nacional de Articulação das Comunidades Negras Rurais Quilombolas
[7] MUMBUCA, Ana. 2020. Voo das abelhas na terra. Caderno de leituras no117. Série intempestiva. https://chaodafeira.com/catalogo/caderno117/