Le « retour des épidémies », selon la formule de l’historien Marcos Cueto, est un trait récurrent de l’histoire péruvienne contemporaine. Peste bubonique, fièvre jaune, malaria sont autant de phénomènes disruptifs venus rythmer la vie sociale, et compromettre tout récit linéaire narrant le triomphe d’une modernité aux contours par ailleurs flous. La Covid-19 ne fait pas exception à ce cortège de maladies, et suggère la pertinence d’une articulation des sciences naturelles et sociales pour en saisir l’impact sur les sociétés. Au-delà de son statut de calamité hasardeuse, le virus met en effet en jeu des acteurs humains et institutionnels, au premier rang desquels un Etat en construction sinueuse depuis les Indépendances. C’est ce que rappelle à son tour Daniel Rojas, étudiant en médecine, lorsqu’il relate son passage au service de chirurgie d’un hôpital de Lima, en recourant cette fois aux méthodes de l’anthropologie:
« Il y eut une garde au cours de laquelle aucun des internes ne mit le pied dans la salle d’opération. La raison? Il n’y avait pas de lit disponible dans tout l’hôpital. (…) Depuis des heures les médecins tentaient en vain de transférer les patients vers d’autres hôpitaux de Lima. Le jour suivait son cours, les appendicites aussi. Un hôpital accepta un transfert. Tandis que nous courions pour préparer le départ de la patiente en question, un brancard arriva.
» — Voici un transfert. Nous avons appelé il y a quelques heures. C’est une péritonite, expliqua l’infirmière qui amenait le patient. (…)
— Je suis désolée, mais c’est non. Nous avons déjà prévenu ton hôpital que nous n’avions pas de lit. Qu’on fasse venir le chef de service, s’il vous plaît. » (…)
Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agissait d’une bombe à retardement — plusieurs patients atteints d’appendicite et pas un ne pouvant être opéré. Il y avait trois salles d’opération pour une population de plus d’un million d’habitants. Et que se passerait-il quand se produirait un désastre? L’hôpital pourrait-il faire face? Que j’ai peur de vivre au Pérou. »
Le Journal d’un interne de médecine narre ainsi le quotidien d’un médecin en formation dans les établissements qui composent le système de santé public péruvien[1]. Ses mots, qui datent de 2018, ont vocation à décrire la banalité des événements rencontrés; et c’est à ce titre qu’ils éclairent de façon préoccupante la situation actuelle traversée par le Pérou. Si la capitale peinait déjà quotidiennement à répondre aux besoins urgents des populations, comment le pays peut-il aujourd’hui faire face à l’irruption d’une épidémie inconnue ?
La quadrature péruvienne
Si l’espoir premier était de contenir la propagation du virus en adoptant des mesures précoces (fermeture des frontières, isolement social, couvre-feu), l’heure n’est plus à la prévention. Dans la région, le Pérou est désormais troisième en nombre de morts derrière le Brésil et le Mexique[2] — palmarès d’autant plus amer que la gestion de la crise s’est faite en net contraste avec la légèreté affichée par les autorités de ces deux autres pays. Ayant joué le rôle de « bon élève », le Pérou a d’abord semblé en passe de contenir l’épidémie, conscient qu’était son gouvernement des failles profondes de son système de santé. Dès lors, comment expliquer la situation dramatique actuelle ?
Du centre et des confins, quelques pistes d’explications
Deux cas situés dans la ville de Lima et en Amazonie, deux zones très touchées par la pandémie, fournissent des éléments d’explication à cette triste énigme péruvienne, conjuguant paradoxalement mesures préventives précoces et explosion pandémique.
Dans le département amazonien du Loreto, plusieurs cas de contamination ont été enregistrés au sein de communautés indigènes ticunas, sur l’île de Santa Rosa. Située dans le dénommé « trapèze amazonien », cette dernière jouxte les limites territoriales péruvienne, colombienne et brésilienne. Elle constitue un défi quant à la gestion nationalisée d’une pandémie qui ne connaît pas de frontière, en dépit des divergences et des nationalismes exacerbés. Contrebande et narcotrafic s’y conjuguent à un long abandon institutionnel. Les frontières y sont d’autant plus poreuses que l’ethnie Ticuna comprend des représentants dans les autres pays. On comprend l’intérêt d’une stratégie régionale de gestion de ces territoires, ainsi qu’y a exhorté la Defensoría del pueblo.
De retour dans la capitale, le quartier défavorisé de La Victoria offre un autre visage des défis auxquels l’Etat péruvien se heurte. L’informalité qui y est la règle contrecarre les mesures de confinement, que bravent régulièrement des populations soumises à l’impératif de vendre le jour de quoi financer le lendemain. La stigmatisation médiatique de ces populations économiquement fragiles, qui constituent 70% de la population active, pèse peu sur les comportements, dans un pays où revenus et couverture sociale sont très inégalement répartis.
La thèse de Marcos Cueto s’en trouve confirmée, qui souligne le rôle majeur dans la santé des populations joué par les infrastructures sanitaires et les conditions de vie, en décalage avec l’exhortation néolibérale à faire de sa santé un capital individuel, à « gérer » à cette seule échelle. L’option consistant à « banaliser des morts et des maladies évitables[3] » et à héroïser les soignants semble ainsi rencontrer une limite.
Quitter une séquence historique pour une autre?
L’épidémie actuelle met donc l’Etat péruvien face à des failles historiquement construites : si le processus d’intégration régionale connaît un net fléchissement, ce qu’illustre le cas de Santa Rosa, l’extrême précarité des populations urbaines vient quant à elle rappeler le dépeçage de l’Etat en cours depuis les années 1990. L’enjeu d’une gestion enfin collective de l’épidémie interroge le bien-fondé des mots d’ordre thatchériens à l’honneur depuis la présidence Fujimori.
La crise constitue-t-elle dès lors l’amorce d’un virage interventionniste? L’avenir le dira, mais il s’agira en tout état de cause d’un processus politique[4] et non naturel, car les ressorts du drame sanitaire actuels semblent au moins autant liés à la pénurie d’infrastructures et à l’ampleur de la pauvreté qu’à la mortalité du virus. L’épisode de choléra connu au Pérou en 1991, qui n’avait pas suscité d’améliorations des infrastructures sanitaires déjà défaillantes, était d’ailleurs venu rappeler l’absence de vertu intrinsèque à la crise. A tout le moins donc, l’actualité fournit peut-être l’opportunité d’une séquence pouvant replacer le(s) commun(s) dans le débat public. Venue en effet des aéroports et des vies « connectées », la Covid-10 a rappelé aux Péruviens qu’ils font société — sinon pour leur plaisir, du moins à leur risques et périls.
Irène Favier est maîtresse de conférence en histoire contemporaine extra-européenne à l’université de Grenoble et au LARHRA (UMR 5190). Elle a réalisé une thèse sur l’Amazonie péruvienne, à paraître aux PUR sous le titre Le Pérou et ses confins. Le cas du Haut Marañón (1946-2009), et s’intéresse désormais à l’histoire de la santé mentale au Pérou. Elle organise le 26 juin 2020 à 10h (heure péruvienne, 17h heure française) une table-ronde virtuelle avec l’Institut Français d’Etudes Andines intitulée « El rastro de la salud en el Perú: perspectivas de ayer y de hoy », dans laquelle interviendront Daniel Rojas, Jorge Lossio, Gabriela Ramos, Santiago Stucchi. Il sera bientôt possible de s’y inscrire via la page facebook de l’IFEA.
[1] Rojas Daniel, Diario de un interno de medicina. Aproximaciones a la educación médica y al sistema de salud en Lima, Perú, Lima, IEP, 2018, 169 p. L’auteur travaille actuellement à recueillir le témoignage d’internes en stage au moment de la crise sanitaire.
[2] Pérou: 4767 morts (chiffres MINSA au 3 juin); Mexique: 10167, Brésil: 29937 (chiffres OPS/OMS au 2 juin).
[3] Voir sa tribune parue dans El País le 27 mars dernier: https://elpais.com/ciencia/2020-03-27/la-covid-19-y-las-epidemias-del-neoliberalismo.html?fbclid=IwAR2pe9_MDACf_GS9pzQJSAelSdCNtgWNZXmgsxRKhphXW_T2m9TY-S2GDLk
[4] Conférence de Stéphane Frioux: https://www.youtube.com/watch?v=OPK_qEllIKQ&feature=youtu.be