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Cuba: la gouvernance autoritaire au prétexte de la Covid 19 ?

Par Johanna Cilano, politologue et historienne, directrice du Gobierno & Análisis Político AC. Elle se spécialise dans la recherche, la gestion et la défense de la société civile.

Si la COVID-19 a eu un impact sur toute l’Amérique latine, Cuba y a fait face en fonction de sa situation particulière. La capacité de l’État à contrôler les principales ressources de l’économie et à réguler les comportements sociaux – des atouts importants pour la mise en œuvre des mesures qui permettent de contrôler la pandémie – y vont en effet de pair avec l’absence d’un État de droit et le manque de mécanismes de démocratie. Des tendances diverses – comme les restrictions officielles persistantes de la vie civique et la faiblesse de la société civile – convergent désormais en un scénario qui conjugue une crise économique aiguë, l’absence de changement politique et la mise en place  d’un état d’urgence de facto.

Une gestion autoritaire de la pandémie

Cuba est confrontée – et tente de gérer – la COVID-19 tout en étant immergée dans le processus de réforme des institutions et des normes découlant de l’approbation de la Constitution de 2019. Un ambitieux calendrier législatif vise à harmoniser les dispositions légales antérieures avec le nouvel ordre constitutionnel, notamment la loi n° 75 / 1995 sur la défense nationale.

(Photo Sadiel Mederos)

Mais les décisions gouvernementales découlant de la crise pandémique vont à rebours de l’ouverture entrevue en 2019 et ont un impact fort sur les droits individuels et collectifs dans un contexte où le gouvernement opère déjà quasiment sans contre-pouvoir. Ainsi, au cours de l’année dernière, un certain nombre d’organisations indépendantes, de militants et de journalistes ont documenté une augmentation de la répression,  combinant la réponse usuelle de l’État aux différents activismes émergents – féministes, afro, d’opposition, culturels – et une vigilance et une répression accrues pour les citoyens ordinaires en raison des mesures de lutte contre la pandémie. Arrestations arbitraires, harcèlement policier, amendes et poursuites judiciaires se sont multipliés.

Le contexte de crise économique et de pénurie fait que cette répression touche également les citoyens qui cherchent à acquérir des biens et des services devenus rares et sont parfois mis en cause dans des affaires de marché noir concernant l’alimentation ou les fournitures médicales. Certaines pratiques et certains types de personnes, tels que les accumulateurs, les revendeurs ou, depuis peu, les coléros (les personnes qui font la queue pour obtenir des produits rares) sont criminalisées lorsqu’elles vendent leur place à d’autres citoyens. Des amendes et des sanctions sont appliquées pour des raisons de santé publique par des sortes de comité de quartier formés à l’occasion de la pandmie, qui ne disposent ni de pouvoirs formels de police ni de disposition légale (comme les règles d’inspection sanitaire, par exemple) pour justifier leurs actions.

Le discours qui a accompagné la gestion de la pandémie de la part des autorités a été caractérisé par le volontarisme politique, mais aussi par la sévérité et par une approche fortement punitive. Les contrevenants sont poursuivis sans relâche et ces actions sont justifiées par une instrumentalisation des appels des agences internationales à contrôler les effets de la pandémie.

Incertitude juridique

Les normes et standards juridiques existants sont ainsi utilisés pour limiter la liberté d’expression, de manifestation, d’association et de réunion, et pour violer les normes de transparence ainsi que l’accès à l’information. L’un des outils les plus utiles dans cette perspective a été le décret-loi n° 370 /2019, officiellement prisa fin de « protéger la souveraineté nationale » et « ordonner des activités sociales et économiques illégales » mais qui, dans la pratique, servent à limiter la liberté d’expression. Il a été dénoncé à plusieurs reprises pour sa nature anticonstitutionnelle et pour avoir été appliqué, de façon répétée, à des journalistes et des militants indépendants pour avoir « exprimé des opinions sur les médias sociaux ». Des plaintes ont également été déposées pour l’utilisation d’autres dispositions légales telles que celles liées aux expulsions de migrants internes (décret 217 de 1997) et à la liberté de création artistique (décret 349 de 2019).

(Photo Sadiel Mederos)

L’incertitude juridique qui caractérise l’urgence sanitaire à Cuba a par ailleurs été renforcée par la prise de mesures simplemente annoncées des médias officiels par les autorités sans qu’elles fassent l’objet de décrets ou qu’elles soient formalisées sur le plan juridique.  En effet, les mesures mises en œuvre pour faire face à la pandémie, souvent à effet immédiat, ont été publiées dans ces médias et non au journal officiel. Cela leur retire une partie de leur valeur juridique et constitue une violation de l’État de droit. De plus, cela ouvre la porte à la légitimation, à l’avenir, d’autres restrictions des droits des citoyens. Parmi ces mesures importantes figurent l’annonce de la fermeture des frontières, l’utilisation de masques obligatoires et l’isolement forcé des personnes.

L’absence de dispositions légales et de leur publication au Journal officiel compromet le principe de publicité des droits et elle viole la sécurité juridique car la publication des lois favorise la vigilance des citoyens dans l’application de leurs dispositions. Un autre élément a été, en l’absence de certitude sur les dates d’entrée en vigueur des mesures, entraînant des plaintes concernant leur application rétroactive. Cela vaut également pour les pouvoirs étendus conférés aux forces de sécurité, à la police, voire à des civils organisés, qui ont pris en charge des fonctions de surveillance, de contrôle et de sanction des citoyens sans disposer d’un cadre juridique clair. On a ainsi assisté à la formation de “groupes de travail au niveau de la communauté, avec la participation des organisations de quartier, subordonnées au gouvernement, pour faire appliquer les mesures susmentionnées ».

Un état d’urgence de fait

Bien que Cuba n’ait pas officiellement proclamé l’état d’urgence, certaines des mesures et l’organisation de l’appareil d’État en réponse à la situation impliquent un état d’urgence de facto. Ce n’est pas la première fois. On peut ainsi rappeler que Cuba n’a jamais recouru, au cours des 60 dernières années, à une déclaration légale d’état d’urgence (modalité pourtant reconnue par la constitution) pour gérer les fréquents événements météorologiques (ouragans, inondations, sécheresses) qui touchent le pays. Depuis le début de la crise sanitaire, on a assisté à un élargissement des pouvoirs et des fonctions des forces de l’ordre (police, forces armées) et des civils mobilisés, et des pouvoirs et des fonctions supplémentaires ont été attribués aux organes administratifs conçus à l’origine pour agir dans le cadre d’un d’état d’urgence (conseils de défense à leurs différents niveaux territoriaux).

L’exceptionnalité de Cuba, par rapport à la plupart des pays du continent, tient à deux éléments principaux. Premièrement, l’existence d’un régime politique qui subordonne toutes les formes d’activité politique et socio-économique au monopole du parti communiste. Celui-ci a mobilisé d’importantes capacités étatiques pour faire face, dans une logique mobilisatrice et punitive, à la pandémie. Deuxièmement, l’action d’une série de mécanismes de contrôle social – intériorisés dans la psychologie et la culture politique d’une grande partie de la population – qui bloquent toute velléité d’un exercice nouveau ou positif[1] du pouvoir.

Si une bonne organisation de l’État est indispensable à la bonne gouvernance (et elle est présente à bien des égards sur l’île), le manque de capital social et l’absence d’état de droit obligent à faire reposer la gestion de la pandémie sur un modèle autocratique d’action publique. Or, au contraire, la promotion de la participation citoyenne, la modernisation des fonctions institutionnelles existantes et la construction de la légalité démocratique devraient être les axes directeurs du programme technico-sanitaire destiné à faire face à la COVID-19. Sans ces éléments, il ne peut y avoir de solution durable à la crise multidimensionnelle cubaine, qui est aggravée par la pandémie. Même si elle réussit à limiter les dégâts dus au coronavirus, l’île ne será pas tirée d’affaire pour autant…

Johanna Cilano est politologue et historienne, directrice du Gobierno & Análisis Político AC. Elle se spécialise dans la recherche, la gestion et la défense de la société civile. Diplômée en droit de l’Université de La Havane, elle a obtenu son doctorat en histoire et études régionales à l’Université Veracruzana, est titulaire d’une maîtrise en études politiques et sociales et est diplômée en droit de l’Université de La Havane. Elle a enseigné à l’Université de La Havane, à l’Université de Xalapa et à l’Université ibéro-américaine de León, au Collège de Veracruz et a été chercheur invité à la FLACSO Ecuador. Courrier électronique : direccion@gapacmx.com, Twitter: @CilanoJohanna


[1] Voir, à cet égard, l’analyse avancée dans Geoffray, Marie Laure (2012). Répondre à Cuba, Paris, Dalloz