Panneaux, panonceaux et affichettes constituent des objets omniprésents dans l’espace public. Malgré les tentatives de contrôle ou de cadrage institutionnel, la communication dans le paysage urbain tend à se complexifier, face au nombre croissant d’acteurs qui interviennent en ville. En période de pandémie, cette concurrence entre les écritures urbaines semble s’exacerber. Si le coronavirus lui-même est invisible, nombre de traces graphiques et textuelles viennent physiquement marquer sa présence dans l’espace public.
L’un des changements les plus marquants dans le centre-ville de Montréal tient d’abord à la reconfiguration des voies de communication. Pour offrir des alternatives aux personnes obligées de se déplacer, pour qu’elles puissent éviter la promiscuité des transports en commun et respecter la distanciation sociale (de deux mètres / six pieds au Canada) quelques grands axes routiers composés de plusieurs voies pour les véhicules motorisés, sont scindés : des barrières isolent la voie la plus à l’extérieur, pour la transformer en piste cyclable ou élargir les trottoirs pour les piétons. « Achetez local ! Achetez en ligne ! » peut-on lire sur les pancartes orange accrochées aux barrières en métal du premier « corridor sanitaire » testé sur l’avenue du Mont Royal. Avec succès, puisque la Ville a décidé, le 17 avril, de créer des dizaines d’autres espaces piétonniers, répartis dans neuf arrondissements.
Ces aménagements et toutes les traces sensibles qui les accompagnent dans l’espace public sont quelques fois coordonnés par les pouvoirs publics mais le plus souvent, ils sont le fruit d’initiatives individuelles. A Montréal comme dans de nombreuses villes aujourd’hui, les repères au sol se multiplient pour faciliter la distanciation sociale aux abords des commerces de première nécessité. Comme les commerçants en Amérique du Nord ont pris l’habitude de le faire depuis plusieurs années[1], certaines épiceries (fruiteries ou dépanneurs) ont investi l’espace public proche en agençant sur le trottoir des sas sanitaires souvent signalés par des pancartes et délimités par des scotchs de couleurs, obligeant les clients à respecter les distances de sécurité et à se désinfecter les mains, sous le contrôle d’agents de sécurité souvent gantés et masqués.
Cet agencement désordonné d’écritures semble venir combler le vide de tous les aménagements laissés en friche depuis le début du confinement. La profusion des formes graphiques et scripturales qui émergent aujourd’hui invite à prêter une attention nouvelle à cette somme de symboles et d’écrits inédits adressés aux habitants. Elle forme, en cette période si particulière, l’un des motifs essentiels d’une nouvelle condition urbaine. Scriptopolis[2], livre-objet sans auteur sorti en 2019, avait déjà assemblé une collection conséquente de photographies d’écrits disparates qui forment l’infra-ordinaire de la ville. En période de pandémie, l’extra-ordinaire dans la ville et ses espaces publics passe donc aussi par l’écriture.
Ainsi, les recommandations sur les « gestes barrières » s’affichent un peu partout, sur les poteaux, les grilles et les clôtures et notamment à l’entrée des jardins d’enfants ou des écoles (pourtant fermées jusqu’à la prochaine rentrée, comme l’a décidé le gouvernement du Québec pour la région Montréal, durement touchée par l’épidémie). Ces messages sont aussi présents dans les transports, en particulier au niveau des nombreux arrêts de bus provisoires apparus en même temps que le confinement ou encore sur les vitrines des magasins. Ces messages aussi anodins qu’ils puissent paraître sont hautement performatifs. Ils sont à l’origine de nouvelles manières d’être et de se déplacer dans les espaces publics montréalais. Ils agissent en particulier sur les corps, modifiant les habitudes de sociabilité, limitant les contacts physiques, bouleversant et entravant les pratiques quotidiennes aussi bien au niveau des itinéraires que des activités.
Ces recommandations émanent des autorités locales, provinciales et fédérales, mais comme le montre la carte du parcours sanitaire d’un magasin de crème glacée, leur mise en œuvre est souvent laissée à l’appréciation des commerces eux-mêmes, donnant lieu à une multiplication parfois abusive de règles et à un contrôle accru aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de ces espaces, jusque dans l’espace public. Depuis l’espace attenant jusqu’à l’intérieur du magasin, plus de 12 messages sont adressés aux clients, portant sur les distances sociales et l’hygiène, tandis que d’autres impératifs sans rapport direct avec les règles d’hygiène sont aussi présents comme le refus de certains modes de paiement ou encore le choix des produits offerts à la vente – ici les parfums de glaces – qui prédéterminent eux aussi, comme d’ordinaire, les choix possibles de consommation. Un employé à l’entrée passe en revue des questions relatives à la Covid-19 : « Avez-vous de la fièvre ? De la toux ? Revenez-vous d’un pays étranger depuis moins de 14 jours ? ». C’est seulement dans le respect de ce parcours que les clients peuvent accéder à l’espace de vente, moyennant une attente variable.
Comme de nouvelles partitions de musique ou de danse à suivre, cette inondation d’écritures destinées aux habitants transforme – peut-être durablement – la ville et ses pratiques. Beaucoup plus injonctives que d’ordinaire, ces partitions urbaines, très directives, laissent peu de marge au libre arbitre. Placardés ou peints au sol de cette boutique, ces messages aux couleurs éclatantes scandés le long d’un itinéraire incarnent un guidage des corps commandé par une écriture d’un genre nouveau. Celle-ci oriente l’attention et les actions des clients, détermine et construit un nouveau rapport au sensible dans les commerces et les espaces publics. L’introduction de cet agencement souligne aussi à quel point l’espace ordinaire du commerce est relégué au second plan et combien la présence des employés est devenue secondaire et invisibilisée dans ces aménagements extra-ordinaires entièrement tournés vers les clients. Dans certains cas, en marge des recommandations officielles, les injonctions dérivent même parfois vers une tonalité explicitement autoritaire voire agressive envers eux, comme dans le cas de cette affiche sexiste à l’entrée d’une fruiterie du Plateau Mont Royal.
Ce déluge d’écritures est complété par des dessins d’arcs-en-ciel qui fleurissent un peu partout. Accompagné du slogan #ÇaVaBienAller et affiché sur les fenêtres des maisons et des commerces, peint ou dessiné par des enfants qui ne vont plus à l’école depuis plusieurs semaines, l’arc-en-ciel colore une ville qui s’est vidée petit à petit, confinement oblige. Il est devenu un emblème d’espoir importé d’Italie. Témoin du succès de ce logo, son détournement à des fins commerciales et institutionnelles n’a pas tardé. Ainsi, l’arc-en-ciel a récemment fait son apparition sur certains affichages de la ville de Montréal et nombre de restaurants proposent désormais des services de livraison ou des menus à emporter « labélisé » par cet arc-en-ciel qui semble agir subrepticement comme un gage de confiance…
En contrepoint des instructions officielles, des affiches réconfortantes ou des publicités qui émergent dans l’espace public à l’occasion de cette crise sanitaire, d’autres formes d’écrits au graphisme recherché et souvent non signés apparaissent ici ou là. Ces posters, écriteaux ou autocollants collés discrètement sous les ponts, sur les abribus ou sur les poubelles, clament, de façon plus ou moins poétique, des revendications ou suggèrent quelques pistes pour la sortie de crise. Certaines de ces doléances, comme la demande d’un accès universel aux soins de santé ou l’encadrement des loyers, sont anciennes mais la pandémie en cours leur donne une nouvelle résonance. Même en période de confinement et malgré le bouleversement des pratiques militantes lié en particulier à l’interdiction des rassemblements, l’espace public reste donc aussi un lieu d’expression alternative.
La complexification du paysage scriptural de la ville en période de pandémie conduit donc à une mise en concurrence des messages institutionnels, commerciaux et militants. Elle engendre une forme de saturation des injonctions et des incantations dont la présence hégémonique et l’impact sur le corps et l’esprit méritent d’être questionnés, tandis que certaines revendications, guère visibles dans l’espace public, peinent à se faire entendre auprès des pouvoirs publics. Reste à savoir ce qu’il en restera aussi… dans le « monde d’après ».
Bordeaux/Montréal, le 20 mai 2020
Matthieu Noucher est géographe, chercheur au CNRS, au sein de l’UMR Passages (Université Bordeaux Montaigne). Il travaille sur les enjeux socio-politiques de l’usage des technologies de l’information géographique et a publié fin 2017 « Les Petites cartes du Web. Approche critique des nouvelles fabriques cartographiques » aux éditions de la rue d’Ulm – Presses de l’Ens. De décembre 2019 à avril 2020, il était en mission à Montréal, dans le cadre du programme « mobilité internationale » de l’IdEx de l’Université de Bordeaux.
Élise Olmedo est géographe, chercheuse post-doctorale à l’Université Concordia à Montréal dans le cadre de la bourse de recherche Banting au sein du Département de géographie, aménagement et environnement et du Géomedia Lab. Elle a soutenu en 2015 à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne sa thèse intitulée « Cartographie sensible. Tracer une géographie du vécu par la recherche-création ». Ses recherches portent sur le développement de la cartographie sensible comme outil en sciences humaines et sociales pour tracer l’expérience de l’espace et figurer sa dimension sensible.
[1] Un exemple de mise en application de cet urbanisme tactique est le concept du « parklet » qui consiste à aménager un espace de stationnement pour de nouveaux usages. Trouvant son origine à San Francisco à l’occasion du Park(ing) Day, événement né en 2005 à l’initiative du collectif californien Rebar, le premier « parklet » ou « placottoir » a été installé boulevard Saint-Laurent dans le centre de Montréal en 2013.
[2] Scriptopolis, Editions Non Standard, 2019, 832 p.
Une réponse sur « Écritures pandémiques : les traces du virus dans l’espace public à Montréal »
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