Début avril, les nouvelles, voire les images, sont parvenues, effarantes : des dizaines de corps dans les rues, juste enveloppés dans des plastiques noirs, des centaines d’autres demeurés dans les maisons. La pandémie de Covid-19 trouvait à Guayaquil un développement fulgurant, avec des urgences totalement débordées. Bon nombre d’hospitaliers ont tout simplement déserté faute de protection et les services funéraires, submergés, ont renoncé. On édifie en hâte 3 nouveaux cimetières, de 12 000 places, on enterre dans des cercueils en carton. Les dernières statistiques sur les décès à Guayaquil et dans sa province (4 millions d’habitants), épicentre de l’épidémie en Equateur (70% des cas recensés) ont été publiées le 16 avril par le responsable des services d’inhumation. Elles font apparaître une surmortalité d’environ 5.500 décès pour la première quinzaine d’avril, qui s’ajoute à une surmortalité de d’environ 1.500 décès en mars (concentrée sur la dernière semaine), soit un total de plus de 7000 décès probablement dus au SARS-Cov-2 entre la fin mars et la mi-avril.
Au départ, aucune protection n’a été prise et l’on sait que, notamment quand il y a des rassemblements, tout peut aller très vite. Démontrant ce fait, le bilan pour l’ensemble de l’Equateur (17 millions d’habitants) est effrayant : quelque 7 500 morts sans doute, principalement concentrés dans la zone côtière. Ces chiffres font consensus même s’ils sont bien éloignés des statistiques officielles fondées sur les morts à l’hôpital qui n’établissent qu’à 1 096 le nombre de décès (dont 619 probables) et à 8 500 celui des personnes atteintes. Mais même avec cette dernière évaluation, l’Equateur est le 2ème pays touché par la pandémie en Amérique Latine. C’est aussi le pays en développement le plus durement frappé dans le monde. Pourquoi ?
Février-mars, c’est l’été austral sur la côte équatorienne : les vacances et, dans la touffeur de la saison des pluies tropicale, un temps de fêtes et de mariages. Le moment du retour au pays, aussi, pour les membres des diasporas équatoriennes, si nombreuses aux Etats-Unis (500 000), en Espagne (500 000), en Italie (200 000) par exemple. Un retour d’autant plus important quand, dans ces pays, les universités ferment pour cause de … coronavirus et que, en conséquence, les étudiants rentrent. La patiente zéro semble être une femme qui résidait en Espagne, détectée le 21 février et qui va, avant de mourir, contaminer au moins 100 personnes.
La suite : avec près de 4 millions d’habitants dans l’agglomération, Guayaquil est le 1er port de la côte ouest de l’Amérique latine, la capitale économique du pays, une ville ouverte à tous les échanges (jusqu’à 20 vols par semaine arrivent d’Espagne), où sont au demeurant présents de nombreux Chinois. Les personnes revenues des Etats Unis et d’Europe ont donc probablement diffusé massivement le virus. Partout dans l’agglomération, dans les quartiers populaires (comme le Guasmo, avec ses 450 000 habitants, qui fut longtemps un immense bidonville, ou comme le Monte Sinaï, cité d’installation des migrants nouveaux arrivants), mais aussi dans les beaux quartiers (comme la ville résidentielle de Samborondon), notamment lors de mariages. Dans ce drame, la mort importée a frappé riches et pauvres. Au-delà, de cette sociologie, happés, par leur participation à de très nombreux rassemblements et par leur présence sur le terrain, près d’un édile sur deux est frappé.
Aujourd’hui, les chiffres font apparaître un maximum de 634 décès le 4 avril, puis une décrue progressive (311 décès le 13 avril), ce qui laisse espérer que le pire est passé. Le deuil officiel de 15 jours décidé par le Président Moreno à la mémoire des victimes a commencé le 17 avril. Après, il faudra que le pays se maintienne sur cette trajectoire de décrue.
Comme ailleurs, les autorités ont au départ tardé à prendre la mesure du problème, avant de décider à la mi-mars de mesures drastiques : confinement, couvre-feu (de 14h à 5 h le matin !), fermeture des frontières vers la Colombie comme vers le Pérou, limitation des mobilités internes et arrêt des activités. Tout cela dans un pays marqué par des difficultés économiques et sociales depuis la grande crise de l’automne 2019, quand le gouvernement, qui avait dû se réfugier à Guayaquil (!), avait été tout près de tomber. Pour couronner le tout, la production pétrolière est virtuellement à l’arrêt du fait de la rupture du principal oléoduc alors que l’Equateur, membre de l’OPEP, est très dépendant de ce pétrole qui depuis 50 ans est le moteur de son développement. Sous programme du FMI, le pays est toujours et encore fragile et les investissements de santé ont été soit trop rapidement faits, sans personnel formé, soit insuffisants.
L’Equateur est aussi un pays structurellement divisé. Historiquement, entre les hautes terres et la côte, et encore aujourd’hui, entre Guayaquil, capitale économique et Quito, capitale politique. Dans un premier temps, Guayaquil a voulu, comme souvent, ne compter que sur elle-même et ne pas dépendre de la capitale. Mais, le dispositif de cette grande ville insuffisamment équipée ne pouvait supporter le choc. La pandémie a ravivé la division entre les habitants de la côte (les Costeños) et les habitants de la montagne (qui se désignent comme Andins). Ces derniers se targuent de respecter scrupuleusement les consignes, se protègent et dénoncent les comportements de ceux qu’ils appellent les monos (les « singes ») et qu’ils regardent avec la condescendance, disons, d’un Paulistano brésilien pour le plagiste carioca ou, plus proche de nous, d’un Parisien pour un Marseillais. Retrouvant des comportements ancestraux, dans les Andes centrales, certaines communautés se sont fermées aux déplacements (comme elles l’avaient fait quelques mois plus tôt pendant les grandes grèves et le blocage des routes) et au commerce (notamment avec la côte pacifique). Plus symbolique encore, certaines informations rapportent que des Andins n’ont pas voulu enterrer des membres de leur famille morts à Guayaquil et les ont ramenés en voiture chez eux pour les ensevelir.
Quant à cette dernière, son image avait été transformée dans les dernières décennies pour apparaître, au-delà de ses aspects de ville du tiers monde (celle que j’ai connue à la fin des années 70 du siècle dernier, malgré la succession, de la fin du XIXème siècle à la fin du XXème, des booms du cacao, de la banane, de la crevette), comme une cité moderne, entreprenante, transformée Des maires, comme Jaime Nebot, des présidents comme Leon Febres Cordero, avaient tout fait pour consolider sa place dans le pays et dans la région Amérique latine. Comme une malédiction, elle retrouve l’imaginaire d’insalubrité (cocktail de paludisme, dysenteries et autres fièvres) et d’épidémies (choléra) qu’avaient construit entre autres les explorateurs et voyageurs jusqu’au milieu du XXème siécle. Tristes tropiques.
Paris, le 21 avril 2020
Yves Saint-Geours, historien et diplomate, est le Président de l’Institut des Amériques depuis 2017. Il a été pensionnaire de l’Institut Français d’Etudes Andines en Equateur (1977-1979) puis son Directeur à Lima (1985-1989), Maître de conférences à l’EHESS, Ambassadeur de France au Brésil (2009-2012), en Espagne (2015-2019).
3 réponses sur « Hécatombe à Guayaquil : la diffusion mondiale et les divisions de l’Equateur »
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