En Colombie, la crise du coronavirus met en évidence non seulement l’extrême vulnérabilité des populations les plus démunies, des travailleurs informels et des leaders sociaux mais elle révèle aussi la méconnaissance par les autorités sanitaires des structures de connaissance qui fondent la vie spirituelle des communautés indigènes. Ainsi, l’ONG Nación Wayuu, et l’anthropologue Weildler Guerra Curvelo, rejoints par plusieurs organisations politiques wayuu, ont dénoncé la crémation de plusieurs membres de la communauté, entre mai et juin 2020. Ces crémation concernent l’ensemble des morts de la covid-19 et interviennent suite à la formulation des protocoles sanitaires par le Ministère de la Santé colombien qui ont pour but d’amoindrir l’impact du virus en diminuant les risques liés à la contagion. Néanmoins, ils vont à l’encontre de la réalisation des rituels funéraires de la communauté Wayuu.
Parmi les crémations dénoncées, on retrouve celles de Mauricia Apshana, Luz Delis Pérez Zúñiga et Dublima Morales Machado, dont les résultats du test de covid-19 se sont finalement avérés négatifs. La crémation de leurs corps a eu lieu sans la consultation préalable des autorités communautaires wayuu, allant à l’encontre de l’autonomie politique qui leur est accordée par la Constitution depuis 1991. Ces femmes n’ont pas pu être enterrées dans les cimetières familiaux et les familles ne pourront donc pas réaliser le rituel du deuxième enterrement, qui intervient environ huit ans après le décès et représente un moment essentiel dans la vie spirituelle de la communauté. En effet, Weildler Guerra explique : « Los cuerpos muertos entre los wayuu deben ser sometidos a un primer y a un segundo entierro cuyo sentido es suprimido de manera radical al ser destruidos. No se trata de simples ‘usos y costumbres’, entendidos como actos caprichosos y banales basados en la repetición, sino de auténticas ontologías y cosmologías amerindias que regulan las relaciones entre los humanos y entre estos y los agentes inmateriales llamados en el cristianismo ‘almas’ o ‘espíritus’»[1]. Par ce geste, les autorités politiques et sanitaires en Colombie démontrent leur méconnaissance de la profondeur épistémologique des rituels funéraires de la communauté. Ces derniers assurent en effet la stabilité politique des wayuu en permettant d’établir une harmonie entre les mondes visibles et invisibles.
D’après Guerra Curvelo[2] le territoire wayuu, situé dans l’extrême nord de la Colombie et du Venezuela, est traversé par un ensemble de lieux – généralement marqués par des pierres ou des puits – qui symbolisent l’origine des trente clans de la communauté. Ces derniers ne sont pas uniquement des marqueurs spatiaux, ils traduisent aussi l’introduction de la temporalité transhistorique du mythe, qui s’invite sans cesse dans la vie quotidienne de cette communauté. D’après Guerra, le temps du mythe ou wayuu sumaiwa n’est pas un temps du passé, il s’agit au contraire d’une temporalité parallèle ancrée dans le présent et tournée vers l’avenir. C’est en son sein que se produisent les événements transformatifs à partir desquels le territoire et les êtres qui l’habitent se dessinent. En effet, le monde quotidien des Wayuu serait le résultat de la transformation d’une humanité originelle et universelle en plantes, animaux, vents et montagnes. Ces êtres sont tous dotés d’un code moral et d’une intentionnalité, ils possèdent donc le statut ontologique de personnes. Les cimetières détiennent une importance centrale dans cette configuration : ils déterminent la répartition du territoire entre les membres des différents clans et symbolisent le lieu et le moment de passage des individus vers le wayuu sumaiwa ou monde invisible.
L’interconnexion entre le temps quotidien et le temps transhistorique se double d’une interpénétration spatiale entre le monde visible du quotidien et le monde invisible ou pülasüü. Ces intersections rythment la vie des Wayuu : le passage de la vie à la mort est, comme le souligne Michel Perrin, un moment de voyage des âmes vers Jepirra, où vivent les « indiens morts » en attente de leur deuxième enterrement[3]. Dans sa dénonciation des crémations intervenues récemment Guerra Curvelo argumente qu’une fois à Jepirra, les « âmes » gardent leur intentionnalité puisque ce sont elles qui réclament la tenue du deuxième enterrement. Pendant les huit ans qui séparent les deux rituels funéraires, les défunts continuent à visiter, en rêve, les membres de leurs familles, adoptant leur corporalité originelle. Le deuxième enterrement signifie le départ des « âmes » de Jepirra et leur transformation en pluie. La pluie, Juyá, est pour les Wayuu une entité surnaturelle qui habite le temps transhistorique du mythe et le monde pülasüü.
La crémation des corps constitue donc une violation des droits fondamentaux des Wayuu ainsi que de l’autonomie politique et territoriale conquise par les communautés autochtones avec la promulgation de la Constitution de 1991. En effet, l’organisation socio-politique de la communauté est déterminée par le dialogue constant avec le wayuu sumaiwa. Ne pas pouvoir réaliser les rituels liés au décès d’une personne revient à rompre l’équilibre précaire existant entre les mondes visible et invisible. Selon Weildler Guerra, l’incinération d’un individu peut se traduire par la perte de prestige de sa famille et par des conflits interfamiliaux[4]. C’est donc la vie communautaire, en son ensemble, qui est affectée.
La crémation de Luz Delys Pérez a suscité une mobilisation dans les rues de Riochacha, capitale du département de La Guajira. Les femmes de la famille de la défunte se sont regroupées, habillées en rouge, une couleur utilisée pendant les veillées funèbres en cas de mort violente. Ces femmes dénonçaient ainsi la violence symbolique de l’État et le non-respect des droits fondamentaux du peuple wayuu.
Face à la polémique, la Ministre de l’Intérieur, Alicia Arango, a qualifié ces crémations « d’erreurs graves » courant mai. Elle a affirmé, que l’État faisait tout son possible pour permettre que les enterrements puissent se faire selon les « usages et coutumes » des peuples autochtones, en accord avec ce qui est conseillé par l’Organisation Mondiale de la Santé. Néanmoins, l’ONG Nación Wayuu a dénoncé le 14 juin dernier un nouveau cas de crémation d’office à Barranquilla.
Cette polémique est surtout révélatrice des limites du multiculturalisme colombien qui promeut la culture des communautés autochtones en ignorant les systèmes de pensée sur lesquels elle se fonde. Pour autant, elle peut également être lue comme une invitation à explorer l’organisation socio-politique et la vie spirituelle des communautés dans toute leur complexité, en renonçant ainsi à les concevoir comme des éléments sans profondeur historique et épistémologique.
Lyon, le 26 juin 2020
Laura Lema Silva est membre du conseil scientifique de l’IdA et doctorante en études hispano-américaines à l’Université Lumière Lyon 2 (LCE).
[1] « Les corps décédés parmi les wayuu doivent être soumis à un premier et à un second enterrement dont le sens est supprimé de manière radicale lorsqu’ils sont détruits. Il ne s’agit pas de simples ‘usages et coutumes’, compris comme des actes capricieux et banals basés sur la répétition, mais de véritables ontologies et cosmologies amérindiennes qui régulent les relations entre les humains et entre ces derniers et les agents immatériels que le christianisme nomme ‘âmes’ ou ‘esprits’ ». Je traduis.
[2] GUERRA CURVELO Weildler, Ontología wayuu: categorización, identificación y relaciones de los seres en la sociedad indígena de la península de La Guajira, Colombia, (Thèse en Anthropologie), Universidad de los Andes, 23 de abril de 2019.
[3] PERRIN Michel, Le chemin des Indiens Morts, Paris, Payot, 1976.
[4] Concernant la résolution des conflits chez les Wayuu voir, GUERRA CURVELO Weildler, La disputa y la palabra. La ley en la sociedad wayuu, Bogotá, Ministerio de Cultura, 2002
2 réponses sur « La Covid-19 chez le peuple Wayuu : protocoles sanitaires vs droits fondamentaux »
[…] Ainsi, à la veille du choc pandémique, si la grande majorité des ménages colombiens était couverte par un filet minimal d’assistance via un système mixte (contributif ou subventionné, vestiges de la loi 100 de 1993), environ 10% d’entre eux y échappaient toujours et, pour le reste, la couverture se limitait bien souvent aux soins de base et se traduit par des prises en charge de piètre qualité. Pour les multiples autres risques sociaux (chômage et vieillesse en particulier), les ménages sont renvoyés individuellement à leur propre condition sociale, leur permettant de bénéficier, sous conditions, de programmes de cash-transfer. Pour une petite une minorité aisée, le secteur assurantiel privé permet de bénéficier d’une prise en charge équivalente à celle obtenue des pays à plus haut niveau de développement humain. Conséquence de cette fragmentation structurelle, les inégalités d’accès aux moyens de prévenir les risques sont élevées dans le pays et se cumulent avec de nombreuses autres formes de disparités, entre zones urbaines et rurales, entre hommes et femmes ou vis-à-vis des populations indigènes. […]
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