C’est avec un hashtag bilingue espagnol/guarani (#QuédateEnCasa #EpytaNdeRogape) que le Paraguay a fermé les écoles et suspendu tout rassemblement dès le 10 mars. Quelques jours plus tard, la une de tous les journaux nationaux faisait aussi usage des deux langues en proclamant en guarani « La force de notre courage fera reculer le coronavirus » et en espagnol « la griffe guarani vaincra le coronavirus ». Le vocabulaire guarani est encore convoqué pour nommer les deux programmes de soutien financier mis en place à l’occasion de la crise actuelle, Pytyvõ « Aider » et Ñangareko « prendre soin ». Face à la menace « extérieure » du virus, le pays renoue donc avec une longue tradition historique : utiliser la langue guarani pour activer la combativité et la solidarité nationale.
C’est après la chute de la dictature de Stroessner, en 1989, que le guarani est devenu une langue officielle (1992) au Paraguay. Il est également enseigné dans les écoles depuis 1994, ce qui explique son usage tant à l’oral qu’à l’écrit, notamment dans la presse. Il est plus fréquemment parlé que l’espagnol : 70 % de la population parle le premier de manière quotidienne à la maison contre 57 % pour le second, ce alors même que seuls 2% de la population est considérée comme indienne. Même les petites communautés autochtones de langues non guarani et les communautés migrantes allemandes ou coréennes le parlent aux côté de l’espagnol pour interagir avec l’ensemble de la population, surtout en zones rurales et suburbaines.
Pour la majorité de la population, le guarani, indissociable du catholicisme, est la langue du patriotisme, une langue mobilisée et de mobilisation pendant la guerre de la triple alliance contre l’Uruguay, le Brésil et l’Argentine (1864-1870) et la guerre du Chaco contre la Bolivie (1932-935). Aujourd’hui la langue ne fustige plus un ennemi mais elle prescrit les consignes à suivre lorsque l’on rentre chez soi : désinfecter ses chaussures, ses affaires, laver ses vêtements, se laver de la tête aux pieds et enfin seulement embrasser les siens. Bref combattre le virus potentiel dans ses moindres recoins avant de câliner.
De fait, pour le moment, l’épidémie semble au moins être contenue: au 29 avril le ministère « de la Santé publique et du bien-être social » (Tesãi ha Teko porãve Motenondeha) n’annonçait que 249 cas confirmés, 9 décès et 102 guéris. 80% des cas se trouvent dans l’aire métropolitaine d’Asunción, la capitale, pour un âge moyen de 37 ans. Seules 15 personnes sont en isolement surveillé, 4 hospitalisées et aucune n’est en thérapie intensive. C’est l’un des bilans officiels les moins lourds d’Amérique latine pour l’instant, derrière le Salvador et devant le Nicaragua.
On peut penser que certains facteurs de la démographie et de la situation sanitaire du pays jouent en sa faveur. Bien que la population paraguayenne voit régulièrement augmenter la part de ses habitants de plus de 64, ils ne représentent que 6,43 % de la population (15 % en Uruguay, 16 % en Equateur 16 % et 20 % en France) et ils ne sont pas regroupés en maison de retraite. Par ailleurs, le taux d’obésité (16,3 %) est plus faible qu’en Equateur (18,7 %), France (23,9 %) et Uruguay (26,7%). Les indicateurs d’hypertension artérielle ne sont pas disponibles pour le Paraguay mais il est également probable qu’ils soient plus faibles qu’ailleurs. La situation pourra évoluer car le premier cas de contagion, lié à un voyage d’affaire opéré par un Paraguayen en Equateur, remonte seulement au 7 mars. Mais on peut saluer la rapidité avec laquelle les mesures ont été prises et appliquées, ainsi que la communication constante du ministre de la santé Julio Mazzolini via des conférences de presse mais aussi ses comptes facebook et tweeter.
Pour pallier les premières nécessités que le confinement entraîne pour les plus vulnérables, les programmes Pytyvõ, organisé par le ministère des finances et Ñangareko, du secrétariat d’urgence nationale, proposent des aides financières supplémentaires pour les familles défavorisées : environ 500 000 guaranies (70 euros, qui équivaut à 25% du salaire minimum) pour des achats alimentaires de première nécessité. L’une des particularités de ce programme est le fait qu’il repose entièrement sur des moyens électroniques dématérialisés. L’inscription se fait et se confirme par téléphone ou ordinateur, les listes de bénéficiaires et les commerces accrédités sont publiés en ligne et les bénéficiaires reçoivent la somme dans un portefeuille électronique. L’objectif est d’aider environ 1 600 000 personnes, soit environ un quart des 7 millions d’habitants qui sont en situation de pauvreté (Données de la Direction Générale de statistique, 2019).
L’usage des téléphones portables pour gérer ces programmes ne doit pas nous étonner dans ce pays où comme dans beaucoup d’autres le nombre de souscription de lignes est supérieur au nombre d’habitants (108%). L’usage des portefeuilles électroniques a commencé avec Tekoporã « Bien vivre », un programme de transferts monétaires conditionnés pour lutter contre la pauvreté et mis en place par le secrétariat d’action sociale en 2005. Pour toucher des populations très dispersées et éloignées qui ne pouvaient pas accéder aux distributeurs automatiques, même mobiles, ni retirer des cartes bancaires, les transferts monétaires ont été effectués via les téléphones portables. Le même système s’est généralisé pour le programme à destination des personnes du troisième âge en situation de pauvreté. Ces deux programmes de transferts rythment également la vie des 2% de la population considérés comme indiens, indígenas en espagnol.
Parmi ces derniers, les Aché (anciennement connus sous le nom de Guayaki, en particulier avec les travaux de Pierre Clastres) s’organisent en mobilisant des ressources qui leurs sont propres.
Philippe Edeb Piragi, anthropologue français qui les côtoie depuis plus de trente ans, et conseiller de l’association aché LINAJE (Liga Nativa por la Autonia, Justicia y Etica), me communiquait par mail le 24 avril « qu’en ces temps d’incertitudes et de crise du sens pour les « Blancs », une majorité d’Aché -tout autant évangélisés et convertis qu’ils soient- n’en continuent pas moins de percevoir la forêt comme protectrice et nourricière. Ils ont profité du confinement et de la fermeture des classes pour y retourner dès les premières semaines de mars et s’y adonner collectivement à des activités de la chasse et de la pêche qui les aident à se réapprovisionner en protéines plus saines (exemptes, selon eux, de vaccins et de virus) et à réactualiser plus intensément la réciprocité généralisée entre les participants. Cette « immersion » en forêt -jamais abandonnée mais beaucoup plus importante et collective que d’ordinaire au sein de plusieurs grandes communautés actuelles – les aide à ressouder, à mon sens, des liens fragilisés ou devenus plus lâches dans la réserve et réaffirmer une unité communautaire estompée ou fracturée dans leur quotidien sédentaire ». Ils trouveraient moins le salut immédiat dans les temples ou les bibles des évangélistes que dans les bois du Paraguay oriental ou, en tous les cas, dans ce qui reste de la ‘Forêt Atlantique’ très décimée ces dernières décennies par le développement de la culture du soja et de l’élevage.
En ces temps de pandémie, les Paraguayens s’appuient sur le guarani, la téléphonie mobile et pour certains d’entre eux sur les ressources des quelques forêts encore debout pour lutter contre le virus et resserrer leurs liens de solidarité.
Paris / Asunsion, le 30/04/2020
Une réponse sur « Langue guarani, téléphone et forêt : les ressources du Paraguay contre le coronavirus »
[…] dehors de ce blog, on parle peu de la situation du Paraguay dans le reste du monde. Non pas parce que ce pays ne le […]