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Le Québec dans la tourmente de la COVID-19

Par Serge Jaumin, professeur d’Histoire contemporaine à l’Université libre de Bruxelles (ULB) et membre du Conseil scientifique de l’IdA.

Si les médias du monde entier relayent presque quotidiennement les déclarations à l’emporte-pièce du président américain voire les affligeantes pitreries de son triste imitateur brésilien, Jair Bolsonaro, la manière dont les autorités canadiennes et québécoises en particulier gèrent la crise du coronavirus n’a pas ces aspects sensationnalistes qui retiennent l’attention de la presse internationale.

Pourtant l’ampleur prise au Québec, par ce que l’on y appelle « la » COVID-19 est impressionnante lorsqu’on rapporte le nombre de décès à la population.

Proportionnellement à sa population, le taux de mortalité lié au coronavirus place le Québec devant les Etats-Unis. (source : Institut national de santé publique du Québec)

Dès le début de la crise, le premier ministre québécois, François Legault, a choisi une stratégie de communication très ouverte en organisant un point de presse quotidien. Son style franc, direct et coloré a immédiatement fait mouche suscitant pendant près de six semaines un taux de satisfaction chez les Québécois de 91 à 95% ! Le 9 mai dernier le chroniqueur de La Presse Patrick Lagacé résumait bien le sentiment général :  « la pédagogie du PM dans ces heures frénétiques de mars a sauvé des vies, car il a convaincu les Québécois de s’encabaner, un geste totalement contre nature ».

Depuis le début de la crise, le premier ministre du Québec tient un point de presse quotidien entouré du directeur national de la Santé publique et de sa ministre de la Santé (source : UDEM)

Si les Québécois ont fait bloc derrière leur premier ministre (le taux de satisfaction est toutefois à la baisse depuis quelques jours), le premier billet publié sur ce blog soulignait déjà que le coronavirus agissait comme un révélateur des fractures de la fédération canadienne. Un mois plus tard, il n’est pas exagéré d’affirmer que ces fractures se sont multipliées.

Les chiffres bruts de la pandémie ont ainsi fait apparaître une distinction régionale très marquée : au Canada, le Québec paie, de très loin, le plus lourd tribut à la pandémie. Malgré sa politique de confinement, il déplore aujourd’hui à lui seul plus d’infections et plus de décès que tout le reste du pays, alors qu’il ne représente que 8,5 des 38 millions d’habitants du Canada  ! Même l’Ontario, la province la plus peuplée du Canada (14,5 millions d’habitants), se situe aujourd’hui loin derrière le Québec en termes de nombre de décès liés à la pandémie.

Répartition provinciale du nombre de décès liés au Covid-19 au Canada (12 mai 2020; source : Gouvernement du Canada).

Toutefois la fracture régionale dont témoignent ces données est aussi interne au Québec : tous ses habitants ne sont pas égaux face au virus : la grande zone métropolitaine de Montréal est la plus atteinte même lorsque l’on rapporte le nombre de cas à celui de la population.

Depuis la fin du mois de mars la région très urbanisée de Montréal-Laval est au cœur de l’expansion de la pandémie au Québec (source : Institut national de santé publique du Québec)

L’analyse des données chiffrées montre par ailleurs une autre fracture interne, que l’on pourrait qualifier de « genrée » puisque, selon une étude publiée le 9 mai par l’Institut national de santé publique du Québec, 60% des cas de COVID-19 répertoriés au Québec concernent des femmes (elles représentent 54% des décès), une proportion qui doit sans doute être reliée au fait qu’elles constituent une écrasante majorité de l’effectif infirmier.

Comme de nombreuses autres régions du monde, le Québec n’échappe pas non plus à la fracture générationnelle : si 52% des personnes contaminées appartiennent au groupe d’âge de 30 à 69 ans, 74% des personnes décédées ont 80 ans et plus.

Source : Institut national de santé publique du Québec

Ces chiffres abstraits ont très rapidement pris un visage : celui d’un des centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) qui accueille des personnes âgées en perte sévère d’autonomie. Le CHSLD Herron, un établissement privé de Dorval sur l’île de Montréal, s’est retrouvé au cœur de l’actualité lorsqu’il est apparu qu’en à peine un mois, 31 de ses 150 résidents étaient décédés et surtout que la direction ne leur avait pas fourni des soins et services décents. Le choc a été d’autant plus rude qu’une enquête journalistique a rapidement montré que le personnel de cet établissement travaillait dans des conditions déplorables et qu’en outre le promoteur immobilier, propriétaire de l’établissement, était un ancien repris de justice, condamné pour trafic de drogue et fraude fiscale.

Quelques fleurs déposées devant le CHLSD Herron en hommage aux 31 résidents décédés, photo publiée par une page Facebook dénonçant le traitement des personnes âgées dans ce centre

Comme l’écrivait Marie-Andrée Chouinard dans un éditorial du Devoir du 14 avril dernier « Lorsqu’un service de police en est rendu à pénétrer dans un CHSLD et à traiter le lieu comme une « scène de crime », on comprend que, comme société, on vient de franchir l’infranchissable. Voilà des années que des fragments d’horreur dévoilés çà et là ont permis de comprendre que, hélas, le Québec ne rayonne pas en matière de soins prodigués aux aînés. »

Tous ces éléments, ajoutés au fait que plus de 80% des décès enregistrés au Québec sont intervenus dans les CHSLD et résidences privées pour les aînés ont contribué à cette terrible prise de conscience : les populations âgées hébergées dans ces structures n’ont pas fait l’objet de l’attention qu’elles auraient méritée.

Ces constats ont ému l’opinion québécoise la conduisant à s’interroger sur la pertinence de laisser l’hébergement des personnes âgées aux mains d’un secteur privé animé par la recherche du profit. Le premier ministre lui-même s’est dit très affecté et a évoqué ouvertement la possibilité de faire passer tous ces établissements dans le secteur public.

Derrière la question des soins aux personnes les plus âgées, c’est la fracture entre la population québécoise et l’organisation même du secteur de la santé qui s’est ainsi réinvitée au cœur du débat public. Le sujet est depuis longtemps au centre de multiples polémiques. Lors de la dernière élection provinciale, le problème de la durée de l’attente dans les services d’urgence des hôpitaux fut par exemple âprement débattu et les promesses nombreuses. Cette fois le cœur du débat s’est recentré sur la situation du personnel de soins au sens le plus large lorsque l’on a recensé plus de 10.000 absences dans le secteur de la santé et notamment dans les fameux CHSLD.

La presse se fait l’écho de l’appel à l’armée pour juguler la situation

Pour faire face à une situation d’urgence absolue, les autorités québécoises ont pris deux mesures aussi radicales qu’exceptionnelles : l’appel à l’armée canadienne et une prime aux personnes travaillant dans les secteurs des soins essentiels. Le gouvernement fédéral ayant décidé de verser 3 milliards de dollars aux provinces pour les aider à augmenter les salaires de ces travailleurs, le Québec a choisi d’utiliser cette somme pour offrir un supplément de 100$ par semaine aux Québécois actifs dans un secteur considéré comme essentiel et gagnant moins de 550$ par semaine ainsi qu’une prime pouvant aller jusqu’à 1000$ par mois à celles et ceux qui acceptaient de monter directement au front en allant travailler à temps plein dans les CHSLD ou les hôpitaux touchés par la COVID-19.

Si cette stratégie d’urgence a mis au grand jour les failles du système de santé québécois, une autre fracture, d’ordre social celle-là, est en train de prendre de l’ampleur : l’explosion du nombre de chômeurs. Il a atteint au Québec des chiffres inconnus jusque-là : 17%. La situation n’est bien sûr pas propre, loin s’en faut, à la province francophone ou au Canada. Toutefois, dans un pays où, malgré les crises, le taux de chômage est toujours resté très bas, cette évolution a marqué les esprits. Malgré les programmes d’urgence mis en œuvre, elle demandera sans doute après la crise une autre réflexion de fond.

Dans un tout autre domaine, la pandémie n’a pas manqué de réveiller aussi son lot de tensions lorsqu’il est apparu que Santé Canada avait assoupli ses règles en matière d’étiquetage bilingue pour mettre plus rapidement à disposition de la population certains produits sanitaires. Même si le premier ministre canadien nota immédiatement que des mesures seraient mises en place parce qu’au-delà du respect de la dualité linguistique du Canada, il fallait assurer la sécurité des utilisateurs, les réactions de la presse montrèrent que l’on touchait à une autre ligne de fracture de la société canadienne.

Enfin, les récents débats sur la stratégie de déconfinement n’ont pas davantage échappé aux divisions traditionnelles du pays. A peine était-elle annoncée par les autorités québécoises que, Mona Nemer la scientifique en chef qui conseille le gouvernement fédéral mit en garde les autorités provinciales contre un processus trop rapide et pas assez planifié, principalement dans la grande région de Montréal où la pandémie n’est pas encore sous contrôle.  Bien que son avis soit partagé par plusieurs chercheurs canadiens et même québécois, il déclencha immédiatement une vive polémique, le directeur de la Santé publique du Québec rabrouant publiquement sa collègue fédérale malgré les questions pourtant bien légitimes qu’elle posait. En dépit de la crise et d’une certaine solidarité nationale les tensions au sein de la fédération canadiennes ne sont donc jamais très loin !

Globalement néanmoins, l’opposition entre le pouvoir central et les entités fédérées au Canada reste bien éloignée des excès que l’on connaît aujourd’hui dans d’autres fédérations comme les États-Unis ou le Brésil. Le premier ministre Trudeau (par ailleurs à la tête d’un gouvernement minoritaire) a fait preuve d’une extrême prudence dans ses prises de position, soulignant régulièrement que la santé était bien une compétence des provinces et qu’il souhaitait d’abord soutenir celles-ci. S’il rappela de manière fort opportune qu’élu d’une circonscription du Québec, il restait particulièrement attentif à la situation prévalant dans la province, son attitude pragmatique a permis d’éviter les tensions trop vives entre les différentes composantes de la fédération. Cette stratégie étroitement liée à la situation institutionnelle du pays a toutefois comme conséquences que, comme l’a rappelé la scientifique en chef du Canada, chaque province établit seule ses propres règles ce qui ne facilite pas une coordination nationale dans un domaine où celle-ci est pourtant essentielle.

Bruxelles, le 14 mai 2020

Serge Jaumain co-dirige AmericaS, le centre interdisciplinaire d’études des Amériques de l’Université libre de Bruxelles. Il est membre du Conseil scientifique de l’IdA et du Comité de rédaction de sa revue IdeAs, il préside actuellement le Conseil scientifique de l’AUF. Ses recherches actuelles portent notamment sur l’histoire de l’immigration francophone dans les Amériques. Il a co-dirigé récemment l’ouvrage Les élites et le biculturalisme, Québec-Canada-Belgique – XIXe-XXe siècle (Septentrion, 2017) avec Alex Tremblay-Lamarche.

4 réponses sur « Le Québec dans la tourmente de la COVID-19 »

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