Le Mexique (128 millions d’habitants) a dépassé les 38 000 cas officiels de Covid-19 avec près de 3900 décès enregistrés (le 12 mai). Cependant, même les sources gouvernementales admettent désormais que le bilan officiel est très largement sous-estimé.
La situation actuelle révèle les effets d’une certaine posture populiste et interroge sur la capacité du gouvernement à faire face à la crise pandémique et économique – et, ce faisant, de mener à bien le projet de “quatrième transformation” du pays ( ou “la 4T”)[1]. Annoncée par le Président López Obrador avant son élection en 2018, celle-ci devait bénéficier “les pauvres d’abord” (équivalent rhétorique de gauche de l’ “America first”) mais tarde à se concrétiser, au-delà de quelques programmes sociaux. La pandémie lui donnera-t-elle le prétexte pour justifier ce retard ou, au contraire, l’impulsion pour accélérer le rythme? Pour le moment, il semble plutôt suivre la première option.
“Une maladie de riches”, la phase du discours populiste
Face à la pandémie, il est intéressant de comparer la réponse du président López Obrador, qui s’affiche comme un homme de gauche “proche du peuple” – donc taxé de populiste par ses adversaires – avec celle du président Trump aux Etats-Unis ou de Bolsonaro au Brésil, deux autres présidents du continent qualifiés de populistes, mais de droite (radicale).
Si à la mi-mars le président Andrès Manuel López Obrador (“AMLO”, comme on dit au Mexique) annonçait encore que le pays sortirait de cette crise “dans un mois”, les experts estimaient que le pic des cas graves aurait lieu à la mi-mai. La réalité semble amplement leur donner raison.
Comme ses homologues hémisphériques, AMLO a d’abord affiché une attitude frivole, prenant des bains de foule, recommandant aux mexicains de continuer leur vie normale, minimisant la pandémie comme un problème de l’étranger.
Le 18 mars, il brandissait devant les caméras des amulettes en guise de protection contre le virus. S’il s’agissait surtout d’une provocation à l’encontre des journalistes (qu’il traite parfois avec dédain, autre point commun avec ses contreparties), le message n’en était pas moins troublant. Autre point commun avec Trump et Bolsonaro : AMLO, du moins selon ses détracteurs, percevrait le rappel de faits têtus (chiffres de la violence, situation économique, évolution épidémique… ) non pas comme des problèmes urgents à traiter mais comme des critiques personnelles.
Une attitude parfois poussée à la caricature par certains responsables politiques issus de son parti: le palmarès du scandale de communication a été remporté par le gouverneur de l’Etat de Puebla qui déclarait que seuls les riches courraient un risque face au virus et que “nous, les pauvres, nous y sommes immunes” (c’est d’ailleurs autant son auto-inclusion populiste parmi “les pauvres” qui fit scandale).
Les postures initiales du président AMLO se sont d’abord traduites par une stratégie et une communication confuses. Et dans un système qui est lui aussi fédéral, bien que plus centralisé que celui des Etats-Unis ou du Brésil, cela a entrainé des disparités de stratégies régionales, expression d’une politisation de la gestion de l’épidémie. Ainsi, face à l’incitation fédérale à un confinement volontaire le 23 mars, deux Etats gouvernés par l’opposition (Michoacan et Jalisco) ont, eux, rendu la mesure obligatoire sur leur territoire.
Le gouverneur de l’Etat de Puebla (encore lui) a refusé de recevoir des patients venus de la ville de Mexico et d’autres Etats – ce qui a forcé le gouvernement fédéral à imposer des coordinateurs dans chaque Etat fédéré.
Surtout, les inquiétudes face aux autres fléaux qui affligeaient déjà le Mexique, notamment les violences chroniques (narcos, féminicides, assassinats de journalistes et d’activistes) et la récession – laquelle était déjà en voie de s’installer bien avant la pandémie – furent amplifiées par cette absence initiale de stratégie gouvernementale. Ces angoisses combinées à la prégnance parmi la population et une partie de la classe politique de théories complotistes suscitent un criant manque de confiance, voire une défiance, envers les institutions publiques chargées d’organiser la réponse au coronavirus. Elles alimentent aussi des réactions de peurs irrationnelles, comme ces multiples agressions contre les personnels soignants, en général des femmes, accusé(e)s de transmettre le virus.
Le tournant technocratique
Le président mexicain a amorcé à partir de la fin mars un virage complet. D’abord accusé de laxisme, il a durci la réponse gouvernementale, comme son homologue nord-américain mais de manière plus cohérente et constante. Sans décréter toutefois un confinement obligatoire.
Avec l’amorce de cette nouvelle phase “technicienne”, sous la coordination du Secrétaire d’État à la santé Hugo López-Gatell, épidémiologiste de renom, le gouvernement a pris des mesures de protection: les écoles sont fermées, l’armée est mobilisée, une campagne nationale de recrutement d’aides-soignants lancée tambour-battant, etc. Le défi sanitaire est énorme, avec une population certes relativement jeune mais dont 70% souffre de surpoids ou d’obésité, et alors que le pays connaît un des taux de diabète les plus élevés au monde – tous facteurs aggravants en cas de Covid-19. Le défi social et économique ne l’est pas moins, avec 56% de la population active dans l’économie informelle. Ce qui explique l’absence d’un confinement obligatoire, même en phase 3. Nombreux sont ceux qui ne peuvent simplement pas se permettre de rester enfermés.
Mais point d’ “union nationale”. A l’annonce des nouvelles restrictions, un présentateur de TV-Azteca, la plus importante chaîne nationale, privée et proche de l’administration précédente sous Peña Nieto, a suscité une vive polémique en préconisant d’ignorer les instructions de López-Gatell. Et, pour la première fois au cours de ses seize mois de mandat, la part d’opinions défavorables à l’encontre du président et de son gouvernement est devenue majoritaire (52%)[2].
Outre cette politisation de la crise, la nouvelle stratégie gouvernementale fait face à de nombreuses difficultés, à commencer par la grande vulnérabilité du système de santé (1,5 lit pour 1 000 habitants), le manque de moyens mobilisés pour y faire face – une situation qui risque fort de s’aggraver avec la chute du cours du pétrole et la récession – et l’autre mal chronique qu’est la situation de violence liée au crime organisé.
Un contrôle de l’Etat tout relatif, faiblesse accentuée par la pandémie
La crise de souveraineté de l’Etat mexicain sur son territoire ne date pas de la pandémie ni du mandat présidentiel actuel, loin s’en faut. Elle résulte d’abord de la situation complexe, dont López Obrador a hérité de ses prédécesseurs, de luttes entre les différents cartels de la drogue dans une concurrence sanguinaire pour le contrôle du territoire. Sur fonds d’inégalités sociales criantes, la violence chronique et ascendante (36 000 homicides en 2019, en hausse par rapport aux 33 000 en 2018), les disparitions forcées (60 000 disparus par an) et les féminicides sont pour une grande partie de la population mexicaine des menaces existentielles bien réelles et, pour le moment, autrement plus visibles au quotidien que le coronavirus.
Les cartels, eux, profitent de cette situation et du confinement progressif pour renforcer leur présence dans différentes régions (phénomène accompagné d’une augmentation des violences armées ces dernières semaines); ils amplifient aussi leur présence sociale et médiatique par une compétition à qui distribuera le plus de vivres aux pauvres ou de crédits aux petites entreprises. Il est tentant de parler d’une dynamique “néo-féodale” de contrôle du territoire, déjà bien en place au cours des dernières années et qui serait accentuée par la crise sanitaire.
Spectre de la récession et politique d’austérité
Le Mexique semble attrapé entre deux maux, dont on ne saurait déterminer lequel sera le pire, entre une épidémie meurtrière d’abord sous-estimée et en plein essor et une grave crise économique et sociale inévitable mais aggravée par une politique d’austérité.
Déjà atone fin 2019, l’économie mexicaine a chuté de 2,4% à son niveau le plus bas depuis 10 ans. Mais ce n’est que le début d’une crise qui s’annonce dévastatrice pour le pays et pour le programme présidentiel de la “4T”.
Or, à contre-courant des politiques de sauvetage et de relance engagées par de nombreux pays partout dans le monde, le Mexique semble être le seul pays qui au milieu de la pandémie annonce une réduction de la dépense publique, refuse tout nouvel endettement (décrié comme une “dépendance envers la grande finance” – implicitement “étrangère”). Les députés fédéraux ont déposé un projet de loi pour rediriger 10% du budget fédéral vers la lutte contre la pandémie (et donc réduire d’autant les budgets d’autres programmes, notamment de lutte contre l’insécurité) – ce qui est décrié par l’opposition comme une tentative d’augmenter les pouvoirs présidentiels sur le budget fédéral.
Sous d’autres latitudes, une telle politique d’austérité, qui se cache mal derrière un populisme de façade, aurait été dénoncée comme une “politique de rigueur ultra-libérale” insensible aux pertes humaines et économiques. Mais, dans la “4T” cela s’appelle de “l’austérité républicaine”.
Dans ces conditions, il est probable que le coronavirus fasse bien plus de victimes indirectes (morts inclus) via la dure récession et la crise sociale et sécuritaire qui s’annoncent.
Paris/Aberdeen (Ecosse), le 13 mai 2020
Nicolas Ellison est anthropologue, maître de conférences à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, membre du laboratoire Mondes Américains et membre associé du Centre d’études mexicaines et centraméricaines (CEMCA).
[1] L’expression fait référence à trois transformations historiques précédentes: la guerre d’indépendance du pays (1810-21), la guerre de réforme libérale (1857-61) et contre l’intervention française (1861-65) et la Révolution mexicaine (1910-1920).
[2] Enquête de l’Institut Mitofsky publiée le 27 mars.
Une réponse sur « Mexique: la pandémie, moment de vérité pour la “4T” de López Obrador ? »
[…] A l’urgence de la crise sanitaire, répond l’amplification de la crise économique, à un moment où le ralentissement des activités durant plusieurs mois a dégradé les conditions de vie de nombreuses entreprises de toutes tailles, et où le budget fédéral paupérisé par la chute des ressources pétrolières et touristiques ne dispose pas de moyens pour appuyer la relance, ce qui amène aussi à s’interroger sur la capacité de l’actuel président de promouvoir les tr…. […]